L'inquiétude est grande dans le milieu français du cinéma devant les déclarations du p.-d.g. de Vivendi Universal, qui annonçait lundi la mort de l'exception culturelle en matière audiovisuelle. Vivendi contrôle Canal +, le plus gros bailleur de fonds du cinéma français. Les producteurs indépendants craignent la disette.
La mondialisation a ses effets pervers. En matière artistique par-dessus tout. En proclamant lundi dernier: «L'exception culturelle est morte», le p.-d.g. de Vivendi Universal, Jean-Marie Messier, a semé l'émoi dans le milieu du cinéma français. Il a qualifié les angoisses des producteurs indépendants alarmés devant les perspectives d'américanisation du cinéma français «d'archaïsme franco-français». Jean-Marie Messier, en une percée américaine qui pourrait bien nuire aux intérêts français, vient de mettre au monde sa filiale Vivendi USA Entertainment avalant Universal Studios Group et USA Networks.
Une pluie de protestations est venue de la ministre française de la Culture et des Communications, Catherine Tasca, comme des représentants de l'ARP, la Société française des auteurs, réalisateurs et producteurs, tous scandalisés qu'on s'attaque à un fragile système garant de la diversité de création. «Je constate que c'est au moment où le cinéma français se porte bien - ce qui ne fait pas forcément plaisir à Hollywood - que le président de Vivendi dénonce un système qui non seulement fonctionne bien, mais fait des émules dans d'autres pays européens», a dit Mme Tasca.
Le grand flou
Le Groupe Canal +, propriété de Vivendi, finance en majeure partie le cinéma hexagonal et une bonne proportion des productions internationales. La chaîne possède une convention qui roule jusqu'à décembre 2004 et protège ses réglementations d'ici là. Ensuite, c'est le grand flou. Le groupe désormais américain risque de contourner les protocoles français, voire de les abolir. Telle est la crainte exprimée par le milieu de l'audiovisuel. En fait, l'importance démesurée acquise par Canal + dans le financement du cinéma français fragilise tout le système. Au Québec, où l'État est le grand argentier du septième art, les chaînes télé jouent un rôle mineur, mais en France, Canal + représente près du tiers des capitaux investis dans la production des films. Des taxes prélevées à la billetterie des cinémas apportent également des fonds à la production cinématographique. Des voix de plus en plus nombreuses s'élèvent pour réclamer un engagement accru de l'État, jugé comme le seul sauveur potentiel.
On sait à quel point la France s'est battue dans le passé pour l'exception culturelle, notamment à l'heure des accords du GATT, consciente du danger que représentait l'omniprésence d'Hollywood dans le champ audiovisuel, qui menace les petites cinématographies de disparaître. Dans le cadre de l'OMC, une sorte d'armistice est venue maintenir le principe de l'exception culturelle, mais il ne s'agit que d'une trêve. Les cinéastes et les producteurs craignent que, soumis à la logique pure du marché, les fragiles films d'auteur français et les coproductions européennes à risque soient bientôt balayés sous le tapis des intérêts commerciaux. Or ces oeuvres participent à la grande vitalité du septième art français, lequel possède encore la seule industrie cinématographique assez solide pour tenir tête au géant américain.
Instrument à créer
Plusieurs pays, dont le Canada, souhaitent voir reconnu par l'OMC le droit des gouvernements de promouvoir la diversité culturelle. Un réseau international sur la politique culturelle, mis sur pied par le Canada, a adopté en septembre dernier le principe d'un instrument international destiné à protéger le droit des États à élaborer leurs propres politiques en la matière. Outre le Canada, quarante-six pays en sont membres, issus de l'Union européenne mais aussi d'Asie et d'Amérique du Sud. Reste à créer l'instrument en question. L'UNESCO, pressentie pour cadre de négociation du problème, faisait savoir dernièrement, par la voix de son directeur général, Koïtchuro Matsuura, que son agence ne se substituerait pas à l'OMC. Retour à la case départ. La mondialisation, même dans les secteurs de création qui refusent d'être associés à de simples transactions matérielles, a encore le vent dans les voiles. D'où le vent d'inquiétude qui nous vient de la France.