Nous vivons dans un monde où de plus en plus de produits et services sont constitués de composantes venant des quatre coins du monde. Cela pourrait indiquer que les marchés du travail profitent de la mondialisation partout dans le monde. En effet, les suppressions d'emplois et la dégradation des conditions de travail dans le monde industrialisé ont été imputées à la mondialisation, à l'internationalisation et à la délocalisation de l'emploi, mais est-ce vrai? Une nouvelle publication du BIT (Note 1) analyse les tendances et les modèles d'internationalisation de l'emploi et identifie vainqueurs et perdants. BIT en ligne s'est entretenu avec Peter Auer, analyste de l'emploi au BIT.
BIT en ligne: La mondialisation est largement appréhendée comme une menace pour l'emploi. Quelle est la conclusion de votre étude sur cette perception?
Peter Auer: Lorsqu'on a posé cette question dans une enquête d'opinion publique en mai 2005 en France, un total de 73 pour cent des personnes interrogées ont déclaré qu'elles percevaient la mondialisation comme une menace pour l'emploi. Pendant la campagne pour le référendum sur la Constitution européenne, la question des délocalisations a également joué un rôle important dans le débat. Il semble que presque partout dans les pays industrialisés la mondialisation soit perçue comme une menace plutôt qu'une chance pour l'emploi. Les faits disent autre chose. Selon des études récentes menées en France et ailleurs en Europe, les délocalisations ne représentent qu'un tout petit pourcentage des pertes d'emplois - entre 1995 et 2001, les répercussions des délocalisations ont concerné, au plus, environ 2,4 pour cent de la main-d'œuvre industrielle en France, soit 13 500 emplois par an, ce qui semble très peu.
BIT en ligne: Sommes-nous en présence d'un phénomène limité, monté en épingle par les médias?
Peter Auer: Le chapitre sur "Les emplois de service en marche" dans l'étude montre clairement que moins de 5 pour cent de toutes les pertes d'emplois dans l'industrie et les services peuvent être attribuées à la décision de l'entreprise de délocaliser ses activités de production. En d'autres termes, sur les 50 000 emplois que l'on perd en moyenne chaque mois dans les 18 pays européens étudiés, moins de 3 000 sont dus aux délocalisations. Les auteurs ont aussi constaté que les délocalisations n'avaient pas accéléré les suppressions d'emplois ces dernières années. Une étude récente menée par les partenaires sociaux au Danemark montre que les entreprises qui délocalisent une partie de leur production ou de leurs services créent aussi davantage d'emplois dans leur propre pays que celles qui sont moins insérées dans l'économie mondiale. Il faut cependant réaliser que de plus en plus de postes délocalisés sont hautement qualifiés et que la multiplication des délocalisations vers les pays d'Europe orientale a été spectaculaire. Nous devons reconnaître que nous n'avons pas pris la pleine mesure du phénomène. Les statistiques ne prennent souvent en compte que les grandes entreprises et ne collectent pas les données relatives aux services et aux petites et moyennes entreprises, où la tendance à délocaliser semble s'être accélérée. Comme l'indique l'ouvrage, quelle que soit la réalité de cette tendance, les gens ont un sentiment d'insécurité et les responsables politiques doivent répondre à cette peur. L'argument selon lequel la mondialisation à long terme sera finalement bénéfique pour tous résonne curieusement aux oreilles de quelqu'un qui vient juste de perdre son travail à cause de la mondialisation. La nature du changement structurel qui s'accélère avec la mondialisation est telle qu'elle détruit et crée des emplois, mais pas au même endroit ni dans le même secteur, pas pour les mêmes travailleurs et, de plus en plus fréquemment, pas dans le même pays.
BIT en ligne: Jusqu'où l'internationalisation de l'emploi est-elle allée?
Peter Auer: Assez loin. Dans le chapitre "Mondialisation et emploi", Daniel Cohen utilise la poupée Barbie comme exemple. Les matériaux de base viennent de Taiwan et du Japon, l'assemblage se fait aux Philippines, en Indonésie et en Chine, la conception et la dernière touche viennent des Etats-Unis. Cela illustre parfaitement ce que les économistes appellent la "désintégration verticale" du processus de fabrication. Cet exemple, et il y en a beaucoup d'autres, montre comment les produits, et de plus en plus les services, sont assemblés à partir de composants originaires du monde entier. Cela démontre également comment la conception et le marketing des produits, qui représentent encore la plus grosse part de leur valeur, restent aujourd'hui l'apanage des pays industrialisés.
BIT en ligne: Quelles sont les caractéristiques des travailleurs qui ont perdu leur emploi à cause de la mondialisation?
Peter Auer: De manière générale, ils se ressemblent assez en termes d'âge, de niveau de formation, d'ancienneté dans leur poste et de niveaux de rémunération. Mais il existe des contrastes entre les travailleurs évincés dans l'industrie et ceux qui ont perdu leur emploi de service. Les derniers ont tendance à être plus jeunes, à avoir un plus haut niveau de formation et sont plus souvent des femmes.
BIT en ligne: Les travailleurs victimes de suppressions d'emplois liées au commerce international peuvent-ils retrouver un emploi dans les secteurs dynamiques de l'économie?
Peter Auer: Comme le montre la contribution de Raymond Torres, aussi bien aux Etats-Unis qu'en Europe, la moitié ou plus des travailleurs qui ont perdu leur emploi dans l'industrie ont trouvé un nouvel emploi dans le même secteur, malgré la tendance à la baisse de l'emploi dans ce secteur dans la plupart des pays. Presque tous les autres travailleurs se sont dirigés vers le secteur des services, tels que le commerce de détail dans lequel les compétences requises sont assez générales et basiques. Il est important de noter que les salaires dans les nouveaux emplois sont plus favorables que dans les anciens si les travailleurs restent dans le même secteur, surtout aux Etats-Unis. La proportion de travailleurs européens rapportant des chutes de revenus d'au moins 30 pour cent est beaucoup plus réduite qu'aux Etats-Unis: la différence de salaire entre anciens et nouveaux emplois est plus faible en Europe. Cependant, alors que les travailleurs européens endurent moins de pertes salariales, les travailleurs américains ont plus de facilités à accéder à un nouvel emploi.
BIT en ligne: Comment les politiques d'emploi peuvent-elles optimiser les bénéfices de la mondialisation?
Peter Auer: Bernhard Gazier montre que les politiques d'emploi efficaces conjuguent l'attribution d'une aide à ceux qui sont licenciés en raison de la mondialisation avec une plus forte mobilité vers les nouvelles zones de croissance. Des mesures ciblées en faveur de ceux qui sont affectés par la libéralisation du commerce peuvent être utiles dans certaines circonstances, en particulier là où les suppressions d'emplois se concentrent, dans les régions en déclin ou si elles touchent un secteur tout entier. Cependant, de telles mesures spécifiques ont leurs limites et sont parfois un véritable obstacle à l'ajustement. C'est pourquoi des stratégies d'activation, des services publics de l'emploi efficaces, des périodes de préavis de licenciement suffisamment longues et un niveau approprié d'indemnisation chômage sont nécessaires. Les pays nordiques, les Pays-Bas, l'Irlande et le Royaume-Uni ont tous mis l'accent sur des politiques d'activation.
BIT en ligne: Comment peut-on faire pour que travail décent soit une réalité pour tous?
Peter Auer: En reconnaissant que le travail décent est un concept dynamique qui va bien au-delà d'un simple travail et comprend un véritable accompagnement social ou la restructuration d'activités. Pour réintégrer les travailleurs de manière stable, nous devons promouvoir des politiques de l'emploi appropriées et bâtir des institutions permanentes pour gérer les ajustements au niveau local, national et international. Il pourrait être politiquement sage de s'attaquer spécifiquement au problème de ceux qui ont été licenciés à cause du commerce international et des délocalisations, ce qui pourrait réduire la résistance à la mondialisation et aux ajustements. Cependant, pour des raisons d'équité, de telles institutions qui visent à réinsérer les chômeurs doivent être considérées comme un bien public et être accessibles à tous ceux qui ont été touchés par des licenciements collectifs, que la cause en soit la mondialisation, la technologie ou autre chose. A l'avenir, l'adaptation des travailleurs aux restructurations doit être considérée comme un droit, ce qui implique le devoir d'accepter des offres qui assurent sa propre employabilité. Il est clair que de telles politiques de l'emploi ne peuvent constituer la seule réponse pour faire face aux effets de la mondialisation sur l'emploi; comme le montrent plusieurs auteurs de cet ouvrage, les normes du travail de l'OIT sont plus importantes que jamais pour donner une dimension sociale à la mondialisation et favoriser des échanges plus équitables entre les pays, comme le demande le rapport de la Commission sur la dimension sociale de la mondialisation.
Le livre a été lancé le 22 mars 2006 au cours de la session de mars du Conseil d'administration du BIT. Il est le produit d'une rencontre internationale organisée conjointement par la France et le BIT. Il est disponible en ligne sur: www.ilo.org(en anglais).
En 2000, le ministre français du Travail et le Directeur général du BIT ont lancé une série de conférences sur le thème "L'avenir du travail". Leur but n'était pas seulement de provoquer un dialogue international de haut niveau sur les changements dans le travail et l'emploi et de leur impact sur la protection sociale et la sécurité des travailleurs, essentiellement dans les pays développés, mais aussi de stimuler les échanges entre les communautés académique et politique et les partenaires sociaux.
Le présent volume contient les minutes du troisième colloque d'Annecy sur "Délocalisations et internationalisation de l'emploi: un défi pour une mondialisation juste" qui s'est déroulé en avril 2005. C'est le troisième d'une série de volumes sur ces conférences qui font office de suivi du rapport de la Commission mondiale sur la dimension sociale de la mondialisation "Une mondialisation juste", publié par le BIT en 2004.
Note 1 - Délocalisations et internationalisation de l'emploi, un défi pour une mondialisation juste? Minutes du Colloque France/BIT. Édité par Peter Auer, Geneviève Besse et Dominique Méda, Institut international du travail, Bureau international du Travail (en anglais: ISBN 92-9014-783-0), Genève, 2006.
Une version française du livre a été publié aux Editions La Découverte à Paris en 2005: P. Auer, G. Besse et D. Méda (éd.), "Délocalisations, normes du travail et politique d'emploi". ISBN: 2-7071-4761-3.