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Date :  2001-04-21
langue :  Français
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Une économie de/du temps

Source :  Alain Marchand



Urgence, éphémère, présentéisme dionysiaque ou “rage du présent” révolutionnaire , tels seraient les mots du temps présent, en rupture avec ceux de la modernité du siècle des Lumières où le temps était énoncé comme sériel, ordonné, doté d’un sens car structuré par le progrès et tendu vers le futur: “le temps n’est donc qu’un être abstrait qui n’est rien hors des choses (...) Le temps n’est donc autre chose que l’ordre des êtres successifs et on s’en forme une idée en tant qu’on ne considère que l’ordre de leur succession” . À des représentations collectives fécondées par les utopies et l’appropriation du futur (les “grands récits” dont Lyotard annonce la fin) se substitueraient un “moi, ici, maintenant”, le carpe diem, mais aussi l’éphémère des nouveaux mouvements sociaux.

1. Le temps et l’espace, du certain à l’incertain
Comme cela a été évoqué plusieurs fois dans cette journée, temps et espace ont partie liée, dans la mythologie grecque , comme dans les sociétés productives. Ces dernières fondaient un espace et un temps certains. L’unification des marchés nationaux, la certitude des territoires administratifs découpés, des frontières, jetaient les bases de l’État-nation et par là du lien entre citoyenneté et nationalité. L’État gendarme était maître du temps, garant du futur et du progrès, il organisait et contrôlait les déplacements, découpait les âges de la vie (habitat, petite enfance, école, travail, retraite, etc); il se fît régulateur, planificateur.
Le capitalisme contemporain est celui de la négation et de la transgression du temps comme de l’espace, qui dès lors deviennent incertains. Les territoires, fonctionnalisés, sont recomposés et réassignés; ils deviennent des espaces flous, parcourus et transgressés par les flux. Le temps séquentiel, ordonné, mute en aléas, urgence, suspens. La mondialisation, la virtualisation du capital nient toute idée de clôture, de frontières, de succession. Les capitaux financiers circulent en temps “réel”, en ligne; la production est marquée par le “juste-à-temps”, les “flux tendus” et donc le probable des ruptures. L’idée même de générations relèverait plus du fantasme que du calcul comme en témoignent les impensés du débat sur les retraites: “c’est parce que nous vivons dans des sociétés qui ont perdu le sens du long terme, où l’avenir est déprécié, que nous avons tendance à percevoir les prélèvements pour la retraite comme autant d’amputations de notre train de vie” .
L’économiste S. Latouche oppose la quête de “l’efficience rationnelle”, à court terme, de l’espace mercantile et la construction de “l’efficacité raisonnable” dans le développement durable de l’espace réciprocitaire .

Plusieurs lectures du temps sont possibles. Une dichotomie simple oppose le temps cyclique de la préhistoire, au temps linéaire des sociétés structurées par le travail productif. Cronos, dieu du Temps, assigné à résidence dans les Iles des Bienheureux par Zeus, le fils rescapé par ruse de sa gloutonnerie, n’était-il pas l’image mythologique du roi bon, celui de l’Âge d’Or du temps cyclique sans fin, reproduit à l’identique grâce aux rituels et sacrifices, gages du retour des périodes?
Jacques Attali (Histoire du Temps) propose les séquences suivantes: le temps cyclique des dieux, immuable, marqué par la peur panique de la rupture du cycle; le temps des corps, celui du pouvoir subjectif et, en particulier à l’âge baroque, du regard (la “montre”, mais aussi les automates); le temps des machines, celui de l’invention du temps mesuré, puis chronométré dans le taylorisme; enfin, le temps des codes, temps contemporain recomposé et affiché.

De fait, la Grande Transformation (Karl Polanyi, 1942) de la révolution industrielle va bouleverser le rôle structurant du travail en mettant au centre de la production de valeur et de la division sociale, non plus l’œuvre mais le “temps de travail”. Le travail, comme processus débouchant sur une oeuvre, conjuguait en lui la tri-dimensionnalité du temps humain: il était un acte au présent (un procès), modifiant le passé (la matière première) et s’appropriant le futur (préfiguration du résultat). L’émergence du capitalisme va abstraire le travail de sa concrétude pour faire du temps de travail l’unité de production et de mesure de la valeur. Henry Ford, qui ne voyait dans le salarié que “l’homme-boeuf”, le dit clairement: “Dans nos industries, nous considérons le temps comme l’expression de l’énergie humaine” . L’espace productif est également maîtrisé, ordonnancé; la circulation des travailleurs est supprimée par la “chaîne de production”. Le même Ford disait que “la marche à pied n’est pas productive”. Le métier est alors, dissous, subsumé dans le temps chronométré, réduit à un gestuel contraint par le rythme de la machine et le circuit de la valeur.

2. La pensée économique: d’un temps dédoublé à l’urgence
Classiquement, la pensée économique, distinguant la courte et la longue périodes, intégrait le temps, dans son analyse, comme variable d’ajustement. Dans le court terme c’est le prix qui, par ses variations sur le marché, ajuste - par la discrimination - les quantités offertes et demandées en évinçant la demande non-solvable ou l’offre excédentaire. Dans le long terme, les prix, tels qu’ils se forment sur les marchés (des marchandises, du travail, des capitaux), servent d’indicateurs, gratuits, pour ajuster les quantités produites ou demandées par les acteurs économiques. La production et la consommation s’égalisent en quantités et s’ajustent sur des “prix naturels”. Ainsi les déséquilibres ne peuvent être qu’éphémères, conjoncturels, et à long terme c’est l’équilibre général, comme sommation d’équilibres partiels obtenus sur les divers marchés, qui prévaut. Il suffit alors, selon une formule qui a fait recette, de “donner du temps au temps”. La crise, au double sens étymologique d’état paroxystique (du latin crisis) ou de séparer, juger - discriminer donc - (du grec krisein) est le remède à la crise.
À long terme, la pensée libérale de la révolution industrielle énonce l’existence d’une dynamique ambivalente: l’école classique française dite optimiste (J-B. Say, F. Bastiat) affirme sa croyance dans une croissance, cyclique mais certaine, et sans limites (loi des débouchés); les pessimistes anglais (D. Ricardo, T-R. Malthus, J-S. Mill) annoncent au contraire l’installation d’un état stationnaire, de croissance zéro, où la rente confisquée par les propriétaires dévorerait les profits et les salaires. Face à l’hégémonie néo-classique, où le temps pas plus que l’espace n’étaient pris en compte dans l’analyse, seule, une pensée marginale continua à travailler le thème des ondes longues du capitalisme.

À la suite de la crise de 1929, J-M. Keynes jette un pavé dans la mare des économistes: “à long terme, nous serons tous morts!”. On ne pouvait plus laisser le temps faire son oeuvre d’ajustement. Pour Keynes, l’équilibre des classiques est en fait un équilibre de sous-emploi qui laisse de côté des capacités productives et génère du chômage. En faisant de l’argent non plus un voile monétaire, comme chez les classiques, mais un bien désiré pour lui-même (la préférence pour la liquidité), Keynes montre que toute l’épargne n’est pas investie (thésaurisation) et que la dépense publique (le déficit budgétaire) peut seule combler cette fuite dans le circuit économique (en faisant de plus jouer un effet de multiplication). Est ainsi fondée la politique économique, instrument de l’interventionnisme de l’État, dès lors régulateur et non plus gendarme. La deuxième moitié du XXème siècle verra donc une succession de politiques publiques à court terme, visant à affecter des ressources, redistribuer des revenus, réguler la croissance, par le biais de politiques d’ajustement financières, monétaires, fiscales, sociales, etc. Intégrées dans une planification indicative, et non incitative ou impérative comme dans le planisme de De Man, à long terme, ces politiques sont éminemment conjoncturelles, jouant alternativement sur l’accélérateur et le frein (politiques dites du stop & go), en fonction des indicateurs. Le passage, dans les années 1971-76, d’un système international de parités fixes des monnaies, fondé sur la suprématie du dollar, à un système de changes flexibles, consacre au niveau des échanges mondiaux la primauté de la courte période, sans visée à long terme.

Cependant, l’efficacité des politiques keynésiennes suppose des espaces nationaux clos. Les effets multiplicateurs de la dépense publique requièrent des économies auto-centrées. La mondialisation, accélérée dans les années quatre-vingt, va invalider ces politiques, soumises à la “contrainte extérieure”. De la globalisation en oeuvre, nous retiendrons - outre la mondialisation des échanges - un aspect majeur concernant le temps: celui de la discordance des temps entre un temps long et certain, celui de la recherche de différentiels spatiaux productifs, et un temps raccourci, celui de la spéculation. La globalisation concerne l’espace comme le temps, et donc - pourrait-on dire - la vitesse. Elle est en fait une “glocalisation”; ce néologisme signifiant un mouvement de globalisation financière et de dé/re-localisation des activités, c’est-à-dire une scission entre la formation brute de capital fixe (les investissements) liée à la mobilité physique des entreprises et les mouvements financiers de capitaux spéculatifs qui ne visent que le très court terme et sont donc particulièrement volatiles. C’est ce qu’on appelle l’économie-casino. Dans les années 80-95, la Formation Brute de Capital Fixe n’augmentait que de 2,3% par an pendant que les capitaux financiers augmentaient, eux, de 6% environ. Aujourd’hui, les actifs financiers des “investisseurs institutionnels” de certains pays dépassent largement leur Produit Intérieur Brut annuel et cette évolution s’est faite dans les toutes dernières années.

Cette discordance des temps liée à la globalisation en recoupe une, plus conceptuelle: l’antagonisme entre le temps de la production - linéaire, certain, chronométré - et le temps de la circulation de la valeur, temps cyclique et incertain. Ces deux temps sont cependant marqués aujourd’hui par l’urgence et le suspens.

3. Temps construit de la manufacture, temps suspendu du marché

3.1. Avec le temps machinique, la valeur n’est plus fondée sur une oeuvre à vendre, ni simplement sur le travail salarié à domicile, où l’employé était le maître du temps familial et de l’organisation de l’espace, mais sur une ligne de production, une décomposition en temps de travail élémentaires. La production manufacturière nécessite un espace certain, structuré par l’agencement des machines et un temps certain, séquentiel, structuré par le rythme de la machine. Dans l’espace de travail manufacturier, mais aussi dans l’espace du non-travail (structuration urbaine et raccourcissement du temps de transport des salariés), le patron est le “maître du temps”, le “maître des horloges et des cadrans”, dont il a le monopole. Il rythme le temps de la ville par la sirène à la place de la cloche de l’Église. Les horloges des gares rappellent à l’ordre les travailleurs récalcitrants. L’iconographie de la chaîne de la montre-gousset, barrant le ventre du patron, témoigne de la confiscation du temps à la quelle seuls l’aristocratie ouvrière (conducteur de locomotive à vapeur) et les contremaîtres échappent, par délégation.
Ce temps machinique trouve son parachèvement dans le fordisme, l’organisation scientifique et rationnelle du travail, et donc de l’espace et du temps. Taylor manifeste sa volonté de débusquer la “flânerie ouvrière systématique” dira-t-il. Cela passe par une confiscation de tout temps mort, du temps improductif, dans le gestuel ouvrier en confrontant celui-ci au temps recomposé, chronométré mais aussi par la suppression des qualifications et du métier, garants d’une certaine autonomie ouvrière.

Avec le toyotisme et les techniques du management libéral on passe à autre organisation du temps. C’est une gestion à l’urgence, au juste-à-temps, aux flux tendus, à l’option zéro-stocks, zéro-défauts. On passe de la prescription séquentialisée (série de procédures productives et chronométrées, obligation de moyens) qui concernait des collectifs de travail, à l’injonction singulière (obligation de résultats pour chaque individu) où l’urgence pèse sur le salarié. La seule performance est jauge et juge des compétences individuelles. L’autonomie, requise, est sous contrainte. Le salarié est soumis à l’urgence, à la mise en tension qui augmentent le stress. L’aléa, l’incident, la rupture des flux productifs, pèsent sur lui et sur lui seul. Le salarié, contrairement à son statut de dépendance, est responsable de sa ligne de production et donc coupable en cas d’aléa. Le juste-à-temps c’est le suspens et l’urgence. Le travail devient “à vif”.
Même la R.T.T. s’en mêle: si elle est une Réduction du Temps de Travail, elle en en est aussi une Rationalisation, une traque des pauses et du temps “perdu”, sous la responsabilité non plus du contremaître, mais du salarié lui-même.

3.2. À ce temps linéaire, qui a un sens, celui de la ligne de production, s’oppose le temps cyclique de la circulation. En effet, la valeur, dans ses métamorphoses, passe par trois formes qui s’enchaînent, se déterminent et s’assignent dans une logique, celle du cycle de la valeur: la forme argent -> la forme productive -> la forme marchandise. Le seul moment créateur de valeur nouvelle c’est le moment productif et il faudra donc faire revenir à cette forme, le plus rapidement possible. Les formes autres qui cristallisent la valeur (l’argent et la marchandise) sont des temps “morts”: l’argent liquide stagne chez les particuliers, en dehors des circuits bancaires; les marchandises s’agglutinent en stocks improductifs quand elles ne sont pas vendues, d’où les nouveaux circuits de distribution, les ventes en ligne, la baisse de la durée de vie des produits, l’option zéro-stocks en magasin. Nous avons bien affaire à une représentation du temps circulaire où la rotation du cycle doit s’accélérer.
Mais ce temps est un temps incertain, “suspendu” sur le marché. Vendre ou ne pas vendre un produit, déposer ou ne pas déposer son argent en banque (les “produits” financiers), telles sont les causes du suspens, insoutenable au vu des enjeux. Autant la production peut organiser, tendre les flux en “gagnant” du temps, autant sur le marché le temps se suspend aux décisions des acteurs. L’urgence et le suspens marquent ainsi les nouvelles modalités de production et de réalisation de la valeur.

3.3. Un élément nouveau apparaît avec la marchandisation et la monétarisation du lien social: c’est le temps-marchandise. Tout comme la culture, la communication, les représentations du corps sont transformées en produits sur des marchés spécifiques, le temps lui-même se monnaye. Le temps est réellement de l’argent. On vend et on achète du temps de communication, du temps de transport, du temps de loisir, du temps de parole et d’écoute, du temps de remise en forme. Par un étrange renversement, on “donne” les produits matériels (portables, etc.) pour vendre du temps: abonnements, temps de communication fragmenté, etc.

4. Le temps des uns, le temps des autres
La discordance, la fragmentation des temps s’imposent dans la production et sur le marché, mais elles participent aussi de la constitution des postures des acteurs du social. Le temps des uns n’est plus celui des autres, il ne “pèse” pas de la même manière sur les épaules d’un exclu ou d’un bobo (bourgeois-bohême) “workaholic” (intoxiqué au travail). À l’image de l’oisif rentier opposé au travailleur soumis à de trop longs temps de travail et de transport, se substitue la quête du temps par tous, mais ce n’est plus le même temps. J’en donnerai quelques exemples.
* L’exclusion confine à la réclusion, à l’enkystement. On sait l’espace de l’exclu rétréci aux encoignures, caves, couloirs. Agoraphobe, l’exclu voit l’horizon de son quotidien se limiter à la proximité et à l’immédiat, son temps se distendre. Toute démarche lui coûte du temps, stigmatisé comme libre par les “autres”; il est en retard, oublie les rendez-vous, n’a pas le temps, est condamné à la tension des queues, à “l’autre côté” du guichet dans les dispositifs. Le spectacle du monde s’accélère et il en devient ob/scène. L’emploi requière mobilité, rythme, vitesse d’adaptation, densité et maîtrise du temps fragmenté, multi-activité, estime de soi, autant d’attributs que l’exclu, stigmatisé comme inemployable, perd en premier. Cette économie de l’instant, de “l’être-présent” (e-économie, nouveaux métiers, services) qui génère le “présentéisme pathologique” des sur-actifs, n’est surtout pas pour lui, tenu à l’écart. L’exclu est objet et non acteur de l’urgence.
* L’aléa, le dysfonctionnement, la rupture des flux ouvrent l’ère des experts et autres auditeurs. L’événement, imprévu, installe une rupture dans la continuité des ordonnancements productifs ou administratifs, il est une rencontre de temporalités conflictuelles. L’expert intervient à l’urgence, dans la tension. L’expertise est tout-à-la fois, elle-même, un équipement et un événement. Composée de modèles déjà constitués, elle dispose un ordre et des repères dans une situation donnée et transforme la question en “problème”. La temporalité est bien une dimension incontournable de l’expertise .
* Le temps de la gouvernance n’est plus celui du gouvernement. Si, comme le prétend l’adage, gouverner c’est prévoir il s’agissait donc de planifier, de cadrer, d’ordonnancer par le recours à la Loi. La République s’est ainsi construite sur la certitude des territoires, du temps, des institutions, la continuité de l’administration. Le politique, non expert, s’effaçait derrière le fonctionnaire et dans les élections, les jeux d’alliance ne visaient qu’à “déplacer le curseur” et non à créer des alternances. Aujourd’hui, gouverner c’est répondre, en expert, à des séries de situations imprévues, à la survenance d’événements. Le principe de précaution impose de “suspendre” les activités non totalement maîtrisées, génératrices de risques non évaluables. Le maître-mot de la réponse aux situations, économiques, sociales, environnementales est la “multi-level governance”. L’alchimie de la gouvernance se concrétise dans des arrangements, autant de compromis temporaires, conjoncturels, sectoriels, réalisés entre acteurs publics et privés, individuels et collectifs. Ce n’est plus la soumission aux règles qui crée la régularité mais la médiation qui est convoquée comme forme et moment de la régulation. La Loi et les conventions, formes d’imposition prescriptive, verticales, et inscrites dans la durée, cèdent la place à la négociation, au contrat - sanctionnant des rapports de forces -, au recours contentieux. C’est bien tout le sens de la fameuse refondation sociale invoquée tant par le patronat, que par certains syndicats salariés et les “réformateurs” de l’État. C’est le règne des réseaux, de l’horizontalité, des ajustements, des “interlocuteurs valables”. La contractualisation généralisée est bien l’instrument privilégié de la gouvernance, à tous les échelons et secteurs décisionnels. Le politique est convoqué à raison de ses capacités expertes et devient forcément coupable en cas d’échec à répondre à l’urgence. À la certitude de gouvernement républicain se substitue une démocratie du suspens de sortie des urnes. Comment ne pas être frappé par toutes ces élections où, au fur et à mesure que l’échéance se rapproche, l’imprévu se construit, jusqu’à recompter les voix d’écart, décisives?

5. Le temps de l’urgence et du suspens.
J’ouvre des pistes plus que je n’apporte des réponses; ma conclusion sera donc une interpellation de la psychanalyse, largement présente dans cette journée. Dans un très beau texte, longue présentation de la Vénus à la fourrure de Sacher Masoch aux éditions de Minuit, Gilles Deleuze ouvre un vaste chantier, celui de la comparaison des systèmes sadien et masochiste. On sait que la philosophie politique de Sade récusant à la fois la loi et le contrat, propose une fondation institutionnelle (le “pacte social”) et non contractuelle de la République, alors que le contrat est à la base des lois chez Masoch, profondément influencé par la raison critique de Kant. Si on décline la classification antagonique de G. Deleuze, on retrouve du côté du sadisme: la faculté spéculative-démonstrative et “l’instituteur”, la négation, la haine de l’association, la réitération monotone mécanique et quantitative, la nature “première” (déterminée par le mal absolu), la négation de la mère et l’inflation du père, l’anti-esthétisme, le sens “institutionnel”, le sur-moi et l’identification. Du côté du masochisme: la faculté dialectique-imaginative et “l’éducateur”, la dénégation et le suspensif, le suspens qualitatif, une nature “agricole” (impersonnelle et réfléchie, sentimentale et suprasensuelle dit Deleuze), la dénégation de la mère et l’annihilation du père, l’esthétisme, le sens “contractuel”, le moi et l’idéalisation. La Loi du père d’un côté, le contrat avec une mère réassignée de l’autre.

Importée dans le champ économique, cette grille permettrait de distinguer les ressorts de l’entreprise productive d’un côté, ceux du marché de l’autre.
La logique productive relèverait du système sadien: réitération mécanique par le machinisme, certitude de l’espace (choix de localisation, lignes de production) et du temps linéaire chronométré, mises en tension, discipline et confiscation utilitaristes des corps dans des collectifs de travail anonymés, nom même et loi interne de l’entreprise (le nom commercial et le règlement intérieur sont “patronaux”, i.e. du père), institution organisationnelle, instruction (prescription des procédures productives), le quantitatif. On pourrait objecter que l’univers sadien, contrairement à l’entreprise, ne crée rien qui ne lui échappe (absence d’output) puisque ses sous-produits sont ré-ingérés par le système lui-même (sécrétions, excréments, interdit de procréation, mise à mort des enfants). C’est le seul agencement machinique des corps et des postures, et non ses résultantes, qui engendre la jouissance dominatrice. Mais, à regarder de plus près la loi de la valeur, l’entreprise ne produit en fait que de la valeur virtuelle, qui doit obligatoirement pénétrer dans la sphère de la circulation pour être réalisée sur le marché. La valeur ne devient réelle qu’à l’extérieur de l’entreprise.
Le marché, par contre, relèverait du fonctionnement masochiste. Il serait le temps de l’échange, des ajustements “naturels”, de l’incertain, du flou et des flux, des espaces mouvants et non identifiés (marchés des capitaux financiers), du qualitatif (cf les exigences de traçabilité des produits), de l’éducation du consommateur renvoyé à son ego, à ses passions et frénésies (“l’offre détermine la demande” énonce la pensée libérale dans la fameuse “loi des débouchés”), du sensuel et de l’esthétique , du face-à-face, des postures et rôles assignés, du masque, du contrat comme sanction de la négociation. Le marché est bien organisation et représentation du suspens.

La personnification des marchés, mais aussi l’importation des modalités du marché en interne dans les entreprises (mise en concurrence des services), les convocations singulières des compétences dans l’acte productif , aujourd’hui, indiqueraient l’instillation des composants du système masochiste dans l’ensemble du jeu économique : harcèlement moral, formes contemporaines de la soumission salariale, sur-implication, auto-exploitation, self-employment, concurrence bénévoles professionnalisés/salariés, etc. .
Le rapport au temps s’y trouve modifié. On pourrait ainsi s’interroger, selon un de ces jeux de mots auxquels vous êtes habitués, sur la réduction du temps construit, séquentialisé et ordonné, à l’éphémère (effet/mère?), mais aussi à l’urgence et au présent, dans toutes ses acceptions : actuel, être là, être efficace, mais aussi le don (de qui et de quoi?).


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