Le premier paradoxe de ce que l’on nomme «la mondialisation», en le désignant ainsi de manière singulière et exclusive, est le suivant : en dépit de l’apparence clairement problématique de ce «phénomène» qui a envahi le quotidien des habitants du monde, le concept même de « la mondialisation » n’est pas encore tenu, lui, pour problématique. Certes, elle soulève une infinité de problèmes, cette mondialisation – tous en conviennent –, mais problématique en soi et pour soi, ou digne d’être problématisée, une telle idée reste à ce jour assez incongrue.
C’est pourquoi l’idée même du Forum auquel nous participons me semble très bienvenue. Certes, si on se contentait de prendre au pied de la lettre l’interrogation proposée – « Quelle mondialisation ? » - on pourrait être tenté de n’y entendre qu’une alternative morale visant à resituer une énième division manichéenne entre Bien et Mal, entre une « bonne » et une « mauvaise » mondialisation. Mais ce n’est pas ainsi que j’entends l’enjeu qui nous est soumis. Bien loin de cette réduction, il me semble que « Quelle mondialisation ? », cela attire d’abord l’attention, et ce n’est pas superfétatoire, à la fois sur le contenu actuel, effectif mais aussi le contenu probable, envisageable, sinon désirable, de ce que l’on entend, de ce que l’on peut entendre par « mondialisation ». Quelle mondialisation ? c’est ainsi l’appel à cette autre question : - Que veut dire « mondialisation », de manière controversée, controversiale, et que pourrait-elle vouloir dire d’autre que ce qui nous est aujourd’hui donné sous une espèce purement économique ?
Afin de contribuer à cette réflexion menée en commun, je vous propose en premier lieu de remonter un certain chemin. Un chemin qui s’est fait parmi nous, au milieu de nous, de notre cité – to meson, aurait dit un Grec –, et, peut-être, malgré nous : celui de « la mondialisation » frappée au sceau de l’évidence. Ce chemin, ni trop long ni trop ancien, est en partie indistinct, mais cependant datable. Car la fabrication de l’évidence de « la mondialisation » débuta par sa datation : les avis experts balançant entre une et trois décennies d’ancienneté, selon une convention de repérage qui semble elle-même n’avoir guère été interrogée. Vingt ans peu ou prou, nous dit-on, cela aurait été suffisant à ce processus «historique» pour imposer son exception, sa dynamique propres : à des sociétés, à des cultures, à des Etats-nation, à des marchés, à un monde, et, pourquoi pas ? à des citoyens. Hormis sa jeunesse, ce qui s’imposa donc d’abord fut l’évidence de sa simplicité. En effet, de pouvoir être ainsi dite – «la mondialisation» – et de pouvoir révéler tant de choses, d’être censée détenir la clef de tant de questions : quelle performance d’artiste, quel emblème de simplicité ! Puis vint dans le même sillage l’évidence de sa nouveauté, car «la mondialisation», grâce à l’article «la» qui l’introduit sur la scène, dit bien à quel point cette nouveauté serait grande, impressionnante, enfin capable de se dispenser de tout précédent, sinon, pourquoi pas ? de l’Histoire même… Ce qui surgit d’un tel processus, c’est la mondialisation simple et nouvelle, vêtue de probité candide et de lin blanc, portée sur les fonts baptismaux des «nouvelles technologies de l’information et de la communication» ; rétrécissant les limites du monde grâce à ces «NTIC» ; bouleversant toutes les frontières d’un passé si proche et si lointain déjà ; facilitant les échanges, toujours plus virtuels, toujours moins matériels ; accélérant considérablement les flux financiers, commerciaux, intellectuels ; rapprochant les habitants du monde par leurs consommations de tout ordre ; uniformisant leurs goûts, leurs usages, leurs rites jusqu’à en faire les mêmes consommateurs d’un seul et unique «globe». La mondialisation de l’évidence économique qui en vient à se résoudre définitivement dans la nouveauté de «la globalisation».
Voilà de quoi faire une réponse moins hésitante que d’habitude à la rémanente question : «Mais quelle différence y a-t-il donc entre «la mondialisation» et «la globalisation» ?» Eh bien ! point, aucune, néant, zéro ! L’hypothèse d’une «simple traduction» de l’anglais de globalisation au français de mondialisation apparaît même superflue. Non seulement «mondialisation» n’ajouterait rien à «globalisation», et réciproquement, mais il serait recommandable de gommer jusqu’à la différence plastique et phonique des deux signifiés – «la langue imparfaite en cela que plusieurs» – pour n’en retenir que «l’idée même et suave» de Mallarmé : «l’absente de tous bouquets». Un seul monde, un seul globe, un seul sentier – lumineux, de préférence. Et voilà enfin que ceux qui entremêlent leurs discours de l’une et de l’autre sans autre forme de procès, ceux qui les confondent absolument sans estimer en devoir rendre des comptes, ceux-là se trouvent confortés dans leur certitude qu’ils parlent bien d’une unique chose, susceptible d’être nommée indifféremment sans pour autant engendrer la confusion. Le don d’ubiquité inhérent à «la mondialisation» serait ainsi également pourvoyeur de clarté – une clarté à même de faire taire toute objection, surtout conceptuelle. Car ce dont l’époque a besoin, somme toute, est seulement de clarté et de simplicité. Ce qu’elle réclame, c’est «du concret», avant toute chose. Un concret à même de se passer de toutes les distinctions qui n’apportent que malheur au citoyen (malheur de la mémoire, malheur de l’Histoire, malheur du jugement critique…), alors qu’il n’aspire, bien sûr, qu’au bonheur : à la dénommée «mondialisation heureuse».
Tout est bien ainsi. Tout pourrait l’être. «La mondialisation» pourrait être cette chose univoque et pacifique, sans histoire et sans tourment, sans controverse et sans victime, ou guère… que beaucoup rêvent. Mais elle ne l’est pas. Et, tant pis pour le bonheur simple de ceux qui parlent clair dans l’océan des ambiguïtés, leur désinvolture ne résiste ni à l’épreuve de l’analyse, ni à l’expérience de la souffrance sociale, morale et politique contemporaine. La présentation de «la mondialisation» (réduite à sa substance économique) comme «un fait» n’est pas soutenable, car les processus entrant en jeu dans ce que l’on nomme ainsi forment une dynamique qui correspond à quelque chose de fort différent d’un «fait» – c’est-à-dire, très précisément : un projet.
Ce projet qui n’est pas un fait, c’est celui de «la globalisation». Qu’est-ce que «la globalisation» ? C’est un mouvement qui impose (ou tente d’imposer) la loi de l’économie à toutes les autres activités, sans distinction de frontières, de nature et de qualité. Car l’économie globalisante ne propose qu’un seul modèle : elle «globalise», «harmonise», unifie jusqu’à rendre identique ce qui est par nature différent. Pour la globalisation, l’économie règle ce monde comme l’horloger l’horloge. Elle l’imagine, ce monde, lui procure ses moyens, lui donne son impulsion et son sens, enfin se révèle capable aussi bien de le « réparer » que de le détruire. Elle est l’affirmation qu’un certain modèle économique néolibéral, certaines «lois du marché», certaines exigences comptables définis par les oligarchies, tout cela est bon pour les Etats et les citoyens du monde entier. La mondialisation-globalisation – Janus bi-frons ! – révèle son idiosyncrasie, qui est de dissoudre tout véritable monde, tout «monde commun» et la possibilité même de vraiment «habiter ce monde», au profit d’une pure logique villageoise, la logique d’avant la constitution des cités grecques, et de bien avant la forme de régime politique dite «démocratique». Une logique qui ne connaît que des foyers (des oikoï) et des administrateurs de ces foyers (c’est-à-dire des «économistes», à la lettre). Et une logique qui prétend reconstituer, par cette singulière involution qui est la marque de fabrique d’une certaine forme de «société de l’information», un village dit «global» ou «mondial» en lieu et place des formes politiques complexes et longuement élaborées qui en précédaient l’édification hâtive.
Or, pour des citoyens qui, dans leur large majorité, ont perdu leur monde sans pour autant gagner «le village» qui leur était promis, la réduction de perspective à une telle conception économique monothéiste a aussi cette conséquence de pertes considérables de sens et de contrôle à l’égard des phénomènes considérés sous le label générique de «la mondialisation».
D’une certaine manière, nous pourrions dire que «le jeu de la mondialisation», ce jeu auquel nous sommes libres de participer ou non, consiste pour le joueur à focaliser l’attention des «joués» sur «l’aval», en présentant «la mondialisation» réduite à la globalisation économique comme un fait massif et indiscutable dont il ne s’agirait plus que de juger la bonté ou la toxicité relatives. Est-elle Bien ou Mal, équitable ou injuste, pourvoyeuse d’inégalités ou de chances, productrice de bienfaits plutôt que de malheurs ? Voilà le terrain qui permet d’assurer la victoire. Car, quel que soit le jugement finalement retenu par le «joué», s’il a accepté de se situer sur ce terrain-là – celui de l’évidence d’une mondialisation-globalisation dont il n’aurait pas à interroger la réalité et les figures –, il est voué à subir échec et mat. Le simple geste consistant à répéter «la mondialisation» sans hésitation, comme si elle n’était bien que ce fait qui nous est désigné, la rend derechef inatteignable et renforce un peu plus la domination de ceux qui en contrôlent la fonction, le sens et l’utilisation.
La mondialisation-globalisation reste ainsi strictement sur le terrain de la domination et d’une morale binaire. C’est pourquoi il est plus que temps de prendre au sérieux son concept même – un sérieux qui suppose à tout le moins de combiner les approches et les travaux de l’historien et du philosophe, de l’anthropologue et du géographe, du sociologue, de l’artiste et de l’écrivain, sans exclusive, bien sûr. Ce que je propose, afin d’échapper aux règles déloyales du jeu évoqué ci-dessus, est précisément «d’en sortir», de s’en éloigner radicalement, de se tenir à distance de son terrain (l’espace global de la domination morale), pour faire, comme disait René Char, «retour-amont». Retour-amont vers une globalisation économique, financière et politique à laquelle il est possible de faire dire son véritable nom, avec un peu de patience et de volonté ; retour-amont vers son histoire propre au sein de l’Histoire ; vers ce chemin qu’elle s’est frayé, empruntant divers atours pour mieux confondre les chalands ; vers une histoire qui met en évidence des liens délicats, sinon critiques, entre démocratie et marchés, éthique et capitalisme, inégalités et croissance, par exemple. Mais aussi retour-amont vers des mondialisations qui s’inscrivent ailleurs, qui défrichent par leur mouvement même d’autres possibles et correspondent à d’autres lectures du monde, d’autres désirs, d’autres ambitions de citoyenneté. Mondialisations plurielles qui, dans l’esprit d’une autre histoire que celle de la domination, s’exercent à multiplier les moyens et les réalisations de partage au sein d’un monde reconnu commun : partage des savoirs, partage des cultures, partage des religions, partage des éducations, partage des sciences, partage des droits et partage des devoirs !
Ces mondialisations, nous ne les rêverons pas sous l’espèce des naïvetés supplétives que certains s’efforcent d’opposer à ce qu’ils considèrent comme cynisme délétère. Nous dirons seulement que nous les vivons, et que cela n’est pas rien. Ici même, par exemple, grâce à l’Académie universelle des cultures, dont le projet s’énonce à la scansion de ces trois mots qui augurent volontairement de son ambition. Ici même, grâce au Parc de La Villette et à tous ceux qui le font exister depuis près de deux décennies, ce «jardin des cultures» qui est l’un des laboratoires les plus exemplaires de ce que l’on peut entendre par «mondialisation des cultures». Mais aussi au GERM, dont le nom effraya tels de nos amis lorsqu’il s’est agi de le choisir, et qui aujourd’hui commence d’être entendu à l’aune d’une monnaie plus amicale que virale. Groupe d’études et de recherches sur les mondialisations, voilà qui est assez normatif, d’un certain point de vue, celui de l’efflorescence de ces groupes qui étudient et qui recherchent, mais qui ne l’est plus vraiment, normatif, dès lors que l’on veut bien aller jusqu’au terme de l’intitulé. Car les mondialisations ne sont pas encore vraiment un objet et un sujet licites, tant sur un plan scientifique que politique, en dépit des efforts de notre collectif pluridisciplinaire et transnational.
En effet, si «la mondialisation» est «bien connue», et appelée comme telle à subir le sort indivis prédit par Hegel à tout «bien connu» – celui, précisément, de ne pouvoir être connu –, en revanche, les mondialisations, dont on ne peut prétendre qu’elles soient aujourd’hui connues et dont l’expression plurielle surprend encore beaucoup, ces mondialisations restent à découvrir et à entendre dans leur complexité propre et celle de leurs liens – réouvrant ainsi la possibilité et l’horizon d’un monde commun.
En résumé, il faut en revenir au voile d’évidence que revêt la mondialisation-globalisation monothéiste, tant aux yeux de ses prosélytes que de ses dénonciateurs, pour entendre que ce voile est fondateur de la multiplication ces dernières années au nom même de «la mondialisation» de toutes les formes d’exclusion. Car, contrairement à un credo politique assez répandu, s’il y eut tant d’incompréhension et de conflictualité à son sujet, ce n’est pas parce que l’on a «trop problématisé la mondialisation», mais au contraire parce qu’on ne l’a pas assez fait ! On ne l’a pas assez fait, car, pour l’essentiel, on a pris «la mondialisation» pour argent comptant en privilégiant un débat sur «ses effets» plutôt que sur «ses causes», et sur sa figure contemporaine dominante plutôt que sur son histoire.
Il reste ainsi à prouver que nous pouvons mieux faire, en acceptant résolument d’emblée le caractère problématique des mondialisations et en évitant de se prêter à tout réductionnisme les concernant. C’est seulement à cette condition-là, qui n’est pas si facile à tenir, que l’on pourra démontrer que les mondialisations par le partage des idées, des savoirs, des cultures… que nous nous efforçons tous de promouvoir dans nos différents domaines d’activités éducatifs, scientifiques, culturels et artistiques, ne sont pas cantonnées dans leurs îles, mais peuvent être exportées dans les champs de l’économique et du politique et mises au service d’un monde qui peut et doit redevenir effectivement «commun».
François de Bernard
Président du GERM (Groupe d’études et de recherches sur les mondialisations)
www.mondialisations.org
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