Ref. :  000002103
Date :  2001-02-17
langue :  Français
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Le Monde est-il un village ?
Et peut-il être une Cité ?


Introduction :
Longtemps, je me suis demandé ce qu’Aristote entendait lorsqu’il écrit dans La Politique que “Maintenant que les Cités sont devenues plus grandes, il paraît difficile d’imaginer qu’un autre régime que la démocratie s’installe...” (1)

Je me suis demandé quel était son étalon de la “ grandeur ”. Je me suis demandé s’il était sérieux ou provocateur, ou s’il avait — formulant une telle hypothèse— des intentions non immédiatement accessibles. Je me suis demandé ce qu’il pensait de la possibilité d’instaurer la démocratie dans un ensemble politique bien plus étendu que celui des Cités grecques les plus importantes de son époque. Je me suis demandé ce qu’il avait pu transmettre comme idées et convictions à ce sujet à Alexandre “ le Grand ” son élève, qui s’est efforcé, sur les traces de son père Philippe, de constituer – avec l’Egypte, la Perse, l’Inde - un véritable empire aux dimensions exceptionnelles. Je me le suis demandé parce que, s’il faut prendre ce passage à la lettre, et à supposer que cette lettre ait été diffusée intacte par l’Histoire et que sa traduction soit juste, j’étais enclin à estimer que je ne comprenais pas ce qu’il y avait à comprendre ici.

Pourquoi cette perplexité? Sans doute parce que l’idée de la “ vraie démocratie ” était à mes yeux précisément associée à celle de son exercice dans de petites communautés politiques (à l’échelle du monde contemporain), et non au sein de vastes ensembles. La démocratie en acte dans une ville, une région, une “ république ” au territoire modeste, j’arrivais à la concevoir, mais au-delà... J’en restais au sentiment que l’immensité de l’ensemble politique à gouverner fabrique son despote – aussi “ éclairé ” soit-il. En vérité, tout ceci n’était guère philosophique.

C’est que je n’avais pas bien lu les précisions que livre Aristote vers la fin de son ouvrage quand il aborde la question de la grandeur de la Cité. En particulier celle-ci, qui commande toute son analyse : « La plupart des gens se figurent qu’une Cité, pour être heureuse, doit être grande. A supposer que ce soit vrai, ils ignorent ce qu’est une grande cité et ce qu’est une petite ! Ils jugent de la grandeur de la Cité par le chiffre de sa population, alors qu’il faut plutôt considérer non pas le nombre, mais la puissance (dynamis). Car une Cité a, elle aussi, une tâche à accomplir : et c’est celle qui est la plus capable de s’en acquitter qu’il faut regarder comme la plus grande. » (2)

Et puis, cette considération aristotélicienne assez mystérieuse s’est éclaircie, dans la période récente, lorsque (sur fond de “mondialisation” galopante et d’explosion des “technologies de l’information”) s’est répandu ce leitmotiv obsédant selon lequel : “Le Monde est un village”, et aussi cet autre qui prétend que le processus en cours contribue à l’édification d’“une démocratie mondiale” — que la mondialisation et “la société de l’information” aideraient à cela, que ce serait peut-être même leur désir profond, sinon leur objectif avoué.

Mais qu’est-ce que cela veut dire : “Le monde est un village” ? Le monde, “un village” ? Chaos, hiatus, incohérence... ou réconciliation, ou émergence d'un sens inouï ? Et si cela était vrai, que seraient les habitants de ce village ? Seraient-ils donc des “citoyens” ? Le monde mondialisé serait-il en passe de devenir une Cité, et, le cas échéant, quel genre de Cité ?

Monde, village, Cité
De les agiter ainsi, sur fond de scène contemporaine, ces concepts immémoriaux acquièrent une sorte d’étrangeté — ils s’éloignent de nous afin de nous contraindre à nous en ressaisir. Car il ne suffit pas qu’une maison d’édition (3) se pare du nom de Village Mondial, témoignage de l'engouement manifesté à l'égard de cette notion, pour qu’une aussi séduisante expression soit dispensée de toute enquête. Car, de ce rapprochement, tout est problématique.
Il faut alors en revenir à une série d’interrogations élémentaires. Qu’est-ce qu’un village ? Qu’est-ce qu’une Cité ? Puis, au-delà, à ces autres questions : Le monde est-il vraiment “un village” ? Le monde actuel — ou une partie seulement de ce monde — est-il en passe de devenir, est-il déjà devenu ce village dont on nous vante les beautés ? Et ce village, ou ces villages, et le regroupement de ces villages peuvent-ils former une Cité (comme les 140 villages avec lesquels Clisthène a formé l’Athènes démocratique) ? Et cette « Cité mondiale » en voie d’édification aurait-elle quelque chance de se révéler démocratique ?... Et jusqu'à quel point ? C'est-à-dire : pour qui ? Pour quels “citoyens” ? Selon quels critères et frontières ? Qui, des habitants du monde, va la rejoindre, cette Cité, et qui en être exclu ?

Le village, tout d’abord.
Le village, terme que l’on retrouve à l’identique en anglais et qui trouve son étymologie dans la villa latine, est une « agglomération dépourvue de murailles », composée de maisons (de foyers), située dans la campagne et environnée de champs cultivés. Qu'est-ce qui fonde cette communauté et son identité ? Aristote répond que, si “la communauté naturelle constituée en vue de la vie de tous les jours, c'est la famille”, en revanche “la communauté première formée de plusieurs familles en vue de relations qui ne visent plus à satisfaire un besoin qui soit seulement celui de la vie quotidienne, c'est le village. Réalité tout à fait naturelle, le village (komè) semble être une colonie de la famille, et certains appellent ses membres des gens qui ont têté le même lait, des enfants et des petits-enfants.” (Politique, 1252b) Le village apparaît ainsi comme la première extension de la communauté familiale, qui permet (comme les colonies grecques le permettront plus tard aux Cités qui les ont fondées) de satisfaire à des intérêts supérieurs à ceux de la famille (les intérêts de tout le groupe des familles qui se sont rassemblées en un village) sans pour autant renoncer aux règles propres à cette famille (à la “loi du foyer”, à l'oikonomia).
Cependant, le village n’est encore que la communauté peu sophistiquée que se donnent les ethnoi (les peuplades), forme intermédiaire entre la famille et la Cité, cette dernière étant “la communauté achevée formée de plusieurs villages... dès lors qu'elle a atteint le niveau de l'autarcie pour ainsi dire complète” (1252b30). Certes, le village est plus qu'une famille, mais il ne forme pas pour autant une Cité, car s’il satisfait les intérêts immédiats du groupe de familles qu'il rassemble, en revanche, il n’a pas été constitué conformément aux fins que doit se donner toute Cité — justice, vertu, et, finalement, désir de “ mener une vie heureuse ” (cf. infra). Il n’a donc ni l’avantage d’être la première forme de communauté humaine (le foyer), ni la dignité d’être la plus élevée (la Cité) : il n’est que cet entre-deux qui assure la transition de l’une à l’autre.
Le concept de village est ainsi caractérisé par une certaine médiocrité, une indistinction et des limites évidentes. En effet, même s’il a acquis depuis une valeur irréfutable dans le vocabulaire sociologique et historique, il reste largement empreint, dans la langue commune, d’une imagerie nostalgique : le village comme lieu rêvé du bonheur rural.
C’est pourquoi il est intéressant que l’on soit allé chercher un tel concept afin de rendre raison des nouvelles organisations transversales de l’ère de la mondialisation. Car si l’on parle aujourd’hui de « village mondial », c’est sans doute précisément parce que les limites du village dont il serait question sont floues (il est bien « dépourvu de murailles »), sans doute aussi parce que la communauté qu’il rassemble est évolutive et non stabilisée, mais également, et surtout, parce que cela n’engage pas à grand-chose : en effet, qui est susceptible de s’interroger sur le sens et la valeur d’une telle expression, sinon un philosophe mal intentionné ?

La Cité, ensuite.
La question que l'on se posera ici n'est pas de savoir ce que peut être une Cité en général, mais celle qui est posée par Aristote au Livre III de La Politique : à savoir la distinction entre la “véritable Cité” et les autres (ses contrefaçons). Il insiste là sur le point qu'une Cité n'est pas caractérisée par le seul fait que des personnes s'y regroupent dans le but d'y vivre ensemble (comme si ce regroupement était une condition suffisante). Car alors, dit-il : “il existerait aussi une Cité d'esclaves et une Cité d'animaux, alors qu'en fait il n'en existe pas, parce qu'ils ne participent ni au bonheur ni à la vie guidée par un choix réfléchi” (1280a30).
Et il enfonce le clou de manière fort expressive, en soulignant que le motif de s'assembler en une Cité ne peut pas non plus être guidé seulement par le souci “de ne subir de préjudice de la part de personne, ni en vue d'échange dans l'intérêt mutuel, car alors les Tyrrhéniens et les Carthaginois, et tous ceux qui ont passé des conventions entre eux seraient comme les citoyens d'une Cité unique” (id.). En effet, les pactes de coopération et de non-agression, les accords commerciaux, les échanges de produits et de services entre Tyrrhéniens et Carthaginois, aussi édifiants soient-ils, ne font pourtant pas de ces deux peuples une même Cité, au moins pour cette raison essentielle qu'“ils n'ont pas de magistratures communes à eux tous chargées de ces questions, mais (que) chaque partie a les siennes différentes de celles des autres”. Et c’est cette absence d'une communauté politique désirée comme telle et mise en œuvre par ces deux peuples en vue du bien commun, de la justice et de la vertu, qui interdit de voir dans leur association une véritable Cité. Car Tyrrhéniens et Carthaginois ne sont que des alliés de circonstance, alliés négatifs évitant de se causer des dommages mutuels et non alliés positifs, soucieux de construire cette “vie bienheureuse et belle” (1280b40) qui est le vrai but de la Cité. En effet, poursuit-il, “ni les uns ni les autres ne se soucient des qualités que leurs partenaires devraient posséder, ni ne s'efforcent d'empêcher ceux qui leur sont liés par ces conventions d'être injustes ou affligés de quelque perversité : ils font seulement en sorte de ne pas se causer mutuellement de préjudice” (1280a40) — belle définition, que l'on pourrait graver au fronton de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), du contenu de la relation normative entre partenaires commerciaux et diplomatiques, hier comme aujourd’hui !
C'est pourquoi, à l'opposé de ces pactes, “il est manifeste aussi que la Cité qui mérite vraiment ce nom, et non celle qui est ainsi nommée par abus de langage, doit s'occuper de vertu”, à défaut de n'être qu'“une alliance militaire ne différant que par le lieu des autres alliances militaires entre peuples éloignés les uns des autres” (1280b5). Car dans ce type de relation économique et stratégique fondée sur le pur intérêt, “la loi est convention”, elle est “un garant de la justice dans les rapports mutuels, mais elle n'est pas capable de rendre les citoyens bons et justes.” (1280b10)
De même, Aristote insiste sur ce point corollaire que l'abolition des distances géographiques, légales ou individuelles ne “fabrique” pas pour autant de la Cité. Réunir les territoires de Mégare et de Corinthe ne fait pas d’eux une Cité, pas plus que la multiplication des mariages entre leurs habitants. Promulguer des lois qui assurent la justice dans les échanges entre habitants de lieux éloignés ne suffit pas non plus à faire une Cité. Mais, ajoute-t-il, former et fixer dans un même lieu la communauté de tous ces gens dispersés — “chacun en usant avec sa propre maison comme avec une Cité” — ne suffit pas encore à faire de cette nouvelle communauté une Cité — “si du moins en se réunissant ils gardent les relations qu'ils avaient étant séparés”. Car (dirait-on aujourd’hui) la Cité réclame du citoyen l’adhésion à un projet bien différent de celui de la famille ou du simple village, et plus ambitieux.
Donc, conclut-il, toutes ces formes de communauté (géographique, commerciale, juridique, militaire...), même si elles “sont des conditions qu'il faut nécessairement réaliser pour qu'une Cité existe” (1280b30), tout “cela ne fait pas une Cité”, car “la fin d'une Cité, c'est la vie heureuse, alors que les relations en question sont seulement en vue de cette fin” (1280b40). Il affirme ainsi le concept de Cité comme non dépendant de celui de proximité (qu'elle soit géographique et familiale) et se situant clairement au-dessus de la sphère des purs intérêts marchands ou militaires. Car “Une Cité est la communauté des lignages et des villages menant une vie parfaite et autarcique. C'est cela, selon nous, mener une vie bienheureuse et belle. Il faut donc poser que c'est en vue des belles actions qu'existe la communauté politique, et non en vue de vivre ensemble.” (1281a)
Cette distinction qu'Aristote s'efforce de poser ici entre “vraie” et fausses Cités est très éclairante, dans la mesure où elle a trouvé une transposition au présent, dans le contexte de la mondialisation. En effet, la “Cité mondiale” dont on nous promet l'avènement aujourd'hui (que ce soit via l'OMC ou l'Internet) repose sur des règles plutôt élaborées dans l'esprit du pacte commercial et diplomatique des Tyrrhéniens et des Carthaginois, qu'elles ne sont motivées par l'objectif d'“une vie bienheureuse et belle” pour tous ses membres.

Le Monde est-il effectivement un village ? Et quelle sorte de village ?
L'est-il d'ores et déjà devenu, malgré nous ou grâce à nous ? Les publicitaires, les spécialistes de marketing, de gestion et de l'Internet l'affirment. Mais qu'entendent-ils par là ?
Principalement, que les frontières géographiques ont été abolies par les nouvelles technologies de l'information — avec toutes les conséquences que cela peut entraîner. Le monde serait un village parce qu'avec mon graphiste de San Francisco et mon imprimeur de Singapour, nous discutons ensemble comme si nous étions dans la même pièce — parce qu'en quelques instants je peux contrôler la maquette que vient de modifier le graphiste à ma demande et la retransmettre avec un bon à tirer à l'imprimeur singapourien, qui lui-même pourra ajuster en direct les caractéristiques du tirage avec le graphiste...
Mais “village”, ce n'est pas seulement la réduction, voire la disparition des distances terrestres : le mot est aussi bien synonyme de familiarité. Parler de village mondial signifie que plus rien de ce monde ne nous serait vraiment étranger, que presque tout, au contraire, nous y serait connu ou aisément connaissable. Car si nous n'avons pas encore identifié (comme dans l’exemple que j’ai proposé) les interlocuteurs dont nous avons besoin, nous n'aurons aucune difficulté — grâce à nos nouveaux réseaux de communication, à nos “moteurs de recherche” et à nos bases de données — à y parvenir rapidement et sans réelle difficulté...

Pourtant, l'expression “village mondial” apparaît aussi comme une dénégation assez retorse. Car, d'un autre point de vue que celui de ses panégyristes, le monde actuel ressemble à tout sauf à “un village”... Et ses “villageois” forment une communauté d'intérêts bien différente de celles des villages que l'on découvre encore sur les petites routes de nos campagnes. En effet, tout se passe — avec cette expression — comme s'il fallait à tout prix “humaniser” les rencontres déshumanisées de l'ère de la mondialisation. On met un peu de village dans le monde afin de le rendre aimable — précisément parce qu'il ne l'est pas. Parce qu'aussi efficace et sympathique soit la coopération évoquée ci-dessus entre les trois professionnels de Blanes, San Francisco et Singapour, elle est d'abord régie par l’objectif d’un profit à court terme (d'un prix de revient de la tâche à accomplir plus “compétitif”) et non par celui de la rencontre avec l'autre. Mais, plus encore, parce que ce “village” qui se tisse à l'image de la Toile qui le rend possible, ce village exclut et laisse de fait à sa porte la majorité des habitants du monde — lesquels ne disposent ni de l'éducation, ni des moyens techniques, ni des finances nécessaires pour y entrer et y trouver une place honorable en préservant leur dignité. Le village mondial de l'an 2000, c'est ainsi tout sauf une seule et unique communauté politique au sein de laquelle l'ensemble des citoyens du monde seraient devenus des égaux. À l'inverse, il s'agit d'une petite communauté élitiste, xénophobe (à l'abri dans sa bulle matérielle, elle n’aime que les initiés), qui vit en marge de la majorité des terriens et de leurs préoccupations. Car les habitants d’un village, comme le note avec ironie Aristote, sont “des gens qui ont têté le même lait” (cf. supra). Et les habitants du village mondial de l'an 2000 ont bien ceci de commun, de San Francisco à Singapour en passant par Blanes qu'ils ont des conditions de vie, des moyens économiques et technologiques, sinon des désirs comparables... Alors, effectivement, dans ce sens-là, on peut parler de village — d'un village qui protège et isole ses habitants du monde, comme l'indique l'expression commentée par Littré : “Cet homme est bien de son village : il est bien mal instruit de ce qui se passe dans le monde.”

Le concept de villagedévoile alors son autre dimension : celle qui porte précisément en soi le caractère sélectif et excluant du “monde mondialisé” en voie d'élaboration. “ Village mondial ”, cela ne veut donc sûrement pas dire que le monde comme ensemble de la communauté humaine serait devenu un village au sens nostalgique, mais bien qu’à l’intérieur du monde comme horizon, un “ village ” s’est construit qui relie et fédère une petite part de la population planétaire. Que ce réseau transversal, qui ignore les distances et les frontières, fonctionne en circuit fermé, ne se préoccupant que très peu de la situation du grand nombre. Enfin, que son horizon est naturellement borné : le village des happy few ne s’intéresse vraiment qu’à lui-même.
Ainsi, ce village ne peut-il être dit « mondial » qu’au sens où ses habitants sont dispersés dans le monde entier, tout en restant fortement liés les uns aux autres : par l'argent, les valeurs, la technologie et l'éducation. Mais ce n’est pas le village du monde ; ce n’est pas le monde comme village ; ce n'est pas une juste, une fidèle représentation du monde contemporain qui sont désignés par cette expression. Ce n'est pas le monde entier qui serait devenu une sorte de “village”, mais seulement sa partie la plus prospère et la plus “développée”. Le concept de village permet de comprendre la nature de l'organisation en question, de cette hiérarchisation, de cette segmentation du monde — et, simultanément, il génère une lourde ambiguïté. Afin de lever la confusion, on choisira donc plutôt de parler de “ village dans le monde ” que de “ village mondial ”. Village mondial, en effet, est l'expression malicieuse ou naïve de ceux qui présentent le monde comme étant en voie de devenir un seul village pour tous ses habitants. Village dans le monde, c'est, de manière bien différente, cette idée que le monde présent engendre des communautés transnationales regroupant — au-delà des barrières géographiques, linguistiques, culturelles — tous ceux qui ont des activités, des modes et conditions de vie comparables, qui le savent et en parlent entre eux – le premier de ces villages n’étant autre que l'auto-désigné “village mondial” des plus riches communicants... Mais il reste encore à repérer et inventorier tous ces autres « villages » qui n’apparaissent pas spontanément.

Finalement, concernant cette notion de village mondial, il serait possible de procéder à la distinction suivante. Tout d'abord, que la mondialisation sous ses différentes figures (commerciale, financière, linguistique, scientifique, culturelle, etc.), que ces mondialisations produisent ou reconstituent de nouveaux genres de “vie villageoise”, cette observation, on peut l'accepter partiellement. Mais là où l'on divergera avec les idéologues qui en sont les promoteurs, c'est sur l'extension, la nature et le sens mêmes de ce ou de ces village(s). Car, il est bien clair (a) qu’un tel village ne s'étend pas au monde dans son ensemble, mais seulement à son monde; (b) que sa seule fonction est de satisfaire au mieux ses propres intérêts ; enfin, (c) que son projet n'est pas « la vie heureuse » de tous, mais uniquement le bien-être des « villageois »...

On ne verra donc encore nul hasard dans le fait que les prosélytes de la mondialisation bienfaisante aient élaboré de préférence sur cette notion de village, plutôt que sur celle de Cité. En effet, avec leur douce rêverie sur le monde actuel qui prendrait la forme et l'agrément des villages d'antan, ils soulignent aussi en creux la formidable involution politique dont est porteuse une certaine conception de la mondialisation : à savoir ce projet (puisque c'en est bien un) de retour à une forme d'organisation communautaire dont l'objectif serait la pure satisfaction des intérêts villageois, sans considération de ceux du “reste du monde”.
Ce qui nous ramène à la question initiale : le monde de l'ère de “la mondialisation”, le “monde mondialisé” peut-il être autre chose qu'un village, ou qu'une juxtaposition de villages ? Peut-il être, en particulier, une Cité, et quelle forme de Cité ?

Le monde peut-il être une Cité ? Et quelle forme de Cité ?
Réitérant cette question, il faut aussi noter que l'opposition village-Cité qui sert ici de fil conducteur, si elle est d'inspiration aristotélicienne, n'est bien sûr pas irréfutable. Pour s'en convaincre, on relira le patient exercice de distinction entre vraie et fausse Cités mené au Livre III de La Politique (1280, sqq.) en regard du Livre II de La République (369, sqq.), dans lequel Platon suggère, pour sa part, une origine très “utilitaire” à la fondation de la Cité :
“Eh bien, dis-je, une Cité, je crois, vient à être pour autant que chacun de nous se trouve non pas auto-suffisant, mais porteur de beaucoup de besoins. Quelle autre origine crois-tu qu'il y ait à la fondation d'une Cité ? — Aucune autre, dit-il — Ainsi donc un homme en prend un autre pour le besoin d'une chose, et un troisième pour le besoin d'une autre chose (où l'on retrouve notre Catalan, notre Américain et notre Singapourien) ; et comme ils ont beaucoup de besoins, ils rassemblent beaucoup d'hommes en un seul lieu d'habitation, associés pour les aider ; et c'est à cette cohabitation que nous avons donné le nom de Cité. N'est-ce pas ?” (4)
À quoi Aristote répond précisément — on l'a déjà noté plus haut — que “cela (cette association d'intérêts dans un même lieu) ne fait pas une Cité”. Car, comme il le pose dès les premières lignes de La Politique, si “toute communauté a été constituée en vue d'un certain bien” (ce qui est le cas de la famille, puis du village et de la fédération de villages), en revanche “c'est le bien suprême entre tous que vise celle qui est la plus éminente de toutes et qui contient toutes les autres. Or c'est celle que l'on appelle la Cité, c'est-à-dire la communauté politique.” (5).
Il me paraît souhaitable de rappeler cette distinction et la controverse qu'elle recèle, afin de spécifier encore l'horizon de la présente question, à savoir : Le monde mondialisé peut-il être autre chose qu'un vaste “vivre-ensemble” constitué par opportunité, autre chose qu'une communauté ayant pour objectif principal la satisfaction de ses besoins économiques et de ses intérêts stratégiques ? Peut-il être une Cité, au sens de la “véritable” Cité définie par Aristote au Livre III de La Politique?

C’est ce qui m'amène à revenir maintenant à l’hypothèse dont j'étais parti, à propos de ces Cités dans lesquelles, parce qu'elles “sont devenues plus grandes, il est sans doute difficile que s'instaurent d'autres régimes que la démocratie.” En effet, j'ai mentionné qu'elle s’était soudain “éclaircie”, cette hypothèse, dans le contexte de la mondialisation – éclaircie venue, comme souvent, du rapprochement de deux souvenirs.
Le premier souvenir concerne cette Cité “démocratique” athénienne, qui, forte d'environ 30.000 citoyens (depuis Clisthène), prend forme et se réalise au cœur d’une population beaucoup plus large, dans laquelle les esclaves sont dix fois plus nombreux (ne nous battons pas sur les chiffres, c’est la proportion qui compte), sans compter les femmes et les métèques. La « grande Cité » qu’évoque Aristote – par différence avec les « petites Cités » archaïques gouvernées par des rois –, c’est celle-là : 30.000 à 40.000 “vrais citoyens” pour une population globale d’environ 400.000 hommes et femmes, composée pour l’essentiel de pauvres non citoyens.
Le second souvenir est celui des discours sédimentés — couche après couche — du Président américain et des principaux leaders européens se relayant dans la période récente pour vanter les beautés futures de la grande démocratie mondiale en voie d'édification, de Los Angeles à Vladivostok. Et à propos de ce souvenir vient une autre interrogation qui n’est pas sans rapport avec celle que fait surgir le texte aristotélicien : — mais de quel genre de démocratie Clinton, Blair, Jospin, Kohl ou Aznar nous parlent-ils donc ? Quelle extension, quelle répartition, quelle pénétration de cette nouvelle démocratie envisagent-ils dans le monde, au sein de sa population ? On dit : “la démocratie mondiale” — mais quelle arithmétique se dissimule derrière un tel label ? Ne faudrait-il pas entendre que cette démocratie mondiale annoncée par les grands leaders pourrait bien prendre dans les faits une forme et une allure en quelque manière comparables à celles de “la démocratie athénienne” ? In concreto : qu’avec un profil de l’ordre de 10 milliards d’humains peuplant la planète à horizon relativement proche (2020 ?), la Cité démocratique en marche arrêterait son compteur (son numerus clausus ?) autour du milliard actuel de “vrais citoyens du Monde” (soit ceux des pays industrialisés les plus avancés additionnés des classes dirigeantes des pays en développement) ? Tandis qu’aux 9 milliards restants ne seraient dévolues que les différentes variantes politiques de l’oppression, à divers stades d'éloignement d'un régime démocratique ?

Or, ici, une précision s’impose. Car le problème n’est pas de désigner nos grands leaders comme insincères, voire cyniques. Je ne crois pas, lorsqu’ils évoquent l’émergence en cours d’une “démocratie mondiale”, qu'ils visent seulement les pays développés, pour laisser délibérément de côté le fameux rest of the world (reste du monde) qui n’y aurait pas droit — à la démocratie... Je crois plutôt qu’il y a un tropisme du dirigeant de pays développé (tropisme qu'il partage d’ailleurs avec les autres “leaders d’opinion” : intellectuels, chefs d'entreprises, experts et journalistes) qui l’incite à voir le monde de manière, disons, “arrangeante”. C'est-à-dire qu’il voit aisément dans la mondialisation tout ce qui peut servir la cause de la démocratie (et, effectivement, de nombreuses choses semblent favoriser son extension : de l’accès des informations les plus diverses ouvert à un nombre toujours plus grand jusqu’à (la possible) “harmonisation” (vers le haut ?) des conditions de vie des classes moyennes. Mais, simultanément, il ne veut guère s’attarder (d’ailleurs, la question de sa “mauvaise foi” éventuelle est assez indifférente), sur toutes ces autres choses qui mènent — ou peuvent mener — en sens inverse et leurs conséquences (négatives) ultimes sur “les progrès de la démocratie” (par exemple, le creusement des inégalités et de la précarité, ou la concentration très vive des moyens de production et de distribution — citons le cas exemplaire de l'eau). Il fait l’impasse sur les causes de régression ou de non progression de la démocratie (en particulier chez les plus pauvres), et, ce faisant, il tient un discours incluant, qui mondialise naturellement la démocratie— comme si c’était naturel !

Pourtant, la réalité est bien différente : car la mondialisation de la démocratie est pour l’heure limitée à la sphère (le fameux « milliard ») de ceux qui sont en position de la “recevoir”, de l’expérimenter, et — éventuellement — de la diffuser à leur tour. Comment pourrait-elle percer, en effet, chez ceux qui n’ont pas la possibilité de faire évoluer leur connaissance parce qu’ils n’ont pas celles de capter des informations extérieures, de les comparer, de les valider ? Comment pourrait-elle s’imposer chez ceux dont l’existence, et la subsistance même, sont remises en cause chaque jour, et dont l'essentiel du temps est consacré à assurer cette subsistance ? Comment pourrait-elle triompher chez ceux qui n’ont jamais eu de part au partage des pouvoirs et des richesses, et dont les maîtres ne manifestent aucune intention sérieuse de modifier la condition ?

On en revient donc à un schéma qui n’est pas très éloigné de celui de la Cité athénienne : une Cité-monde composée, d’une part, de citoyens de première classe (les “vrais”), qui verront la démocratie prospérer et multiplier parmi eux, d’autre part, de “citoyens” de deuxième classe et, surtout, de non citoyens, auxquels les premiers continueront d’infliger leurs différents modes de domination — “avec la meilleure conscience du monde”... Étant entendu que le problème n'est pas tant la justesse relative des quantités (les pourcentages respectifs de ceux qui seraient du bon côté et de l'autre...) que celle de la “restructuration politique” à l'œuvre: ces cloisonnements (ou “villages”) qui instituent, par-delà les frontières traditionnelles, de nouveaux degrés dans la citoyenneté ou dans l'éloignement de la citoyenneté, voire de nouvelles formes de citoyenneté (et de non citoyenneté ?). « Car, (comme le souligne encore Aristote) , sur le citoyen aussi il y a une controverse, puisque tout le monde n’est pas d’accord pour dire du même individu qu’il est citoyen ; tel, en effet, qui est citoyen dans une démocratie souvent dans une oligarchie ne sera pas citoyen. » (5)

S'il est clair, en effet, que les frontières des États ne sont d'ores et déjà plus les bonnes, qu’elles deviennent de plus en plus factices, cela ne veut assurément pas dire que “la Cité mondiale” en construction concerne tous ses membres sur un même pied. Au contraire, tout indique que cette Cité qui se constitue de manière transversale forge par là même plusieurs “degrés de citoyenneté et de non citoyenneté”, parmi lesquels on peut ainsi distinguer au moins les trois suivants (avec la réserve déjà exprimée que c'est moins la lettre de cette répartition qui compte que son esprit) :

- Premier degré de citoyenneté : il concerne ceux que l'on nommera “les vrais citoyens” du monde contemporain — catégorie regroupant la majorité des habitants des pays développés et les “élites” des pays en développement (à des stades divers), qui représentent au total entre 15 et 20% de la population planétaire (toujours un milliard, rapporté à une population globale de plus de 6), et qui satisfait aux critères de la nouvelle “démocratie mondiale” annoncée par dirigeants et experts des démocraties occidentales. En effet, elle est composée de tous ces “mondoyens” pour lesquels les barrières ordinaires (géographiques, historiques, économiques, linguistiques, culturelles...) se sont peu à peu estompées, puis effacées, tandis que l'appartenance à une même famille, à un même village, sinon à une même Polis, s'est affirmée — simultanément avec le sentiment qu'il n'y aurait rien de possible au dehors de cette nouvelle Polis, que cette Polis démocratique serait destinée à occuper tout l'espace, qu'elle concernerait tout le monde.

- Deuxième degré : celui des citoyens potentiels de tous pays, en devenir ou en espérance de le devenir, soit ceux qui apparaissent en position de pouvoir être un jour reconnus comme “citoyens du monde”, mais qui n'ont pas encore accédé à ce statut – d’abord, parce qu’il n’est pas défini, ensuite, parce que diverses barrières se dressent devant eux. Ceux qui, par exemple, souscrivent à certaines conditions économiques de la citoyenneté (ils ne vivent pas dans l’extrême pauvreté), mais qui, simultanément, subissent ce que l'on stigmatise comme l’“absence de culture démocratique” de leur pays. Ceux-là constituent un groupe beaucoup plus considérable que le village des élites, dont le gisement est assuré principalement par des habitants des pays en développement, mais aussi par une partie de ceux des pays développés (ni classes moyennes, ni absolument pauvres ; ni “connectés”, ni complètement débranchés : ils sont en attente – d’emploi, de projet, d’avenir…). Mais comment évaluer leur nombre ? Il faudrait pour cela redéfinir préalablement tous les concepts statistiques.

- Troisième degré : il concerne ceux dont il est clair aujourd'hui (toutes choses étant égales par ailleurs) qu'ils ne le sont en rien, citoyens (aussi bien du monde que de leur propre pays), en raison des origines, conditions de vie et handicap (santé, éducation, situation financière, juridique, sociale, matérielle...) qui leur coupent la route de la belle démocratie mondiale, et parce qu’ils ne participent à aucune forme de pouvoir délibératif (6). Ce grand nombre, faut-il l'évaluer à 30, à 50% de la population planétaire ou à plus? Faut-il le cantonner au milliard d’humains en situation d’ « extrême pauvreté » selon la CNUCED ? Ou faut-il considérer qu’il inclut la majorité des habitants de la planète ? C'est une autre hypothèse à valider par sociologues, économistes et anthropologues. Mais ce qui est sûr, c’est qu’à la différence des « citoyens potentiels » du deuxième degré – et pour emprunter au jargon politique –, « l’ascenseur de la citoyenneté ne fonctionne pas » pour cette partie de la population mondiale.

S'il faut une représentation appropriée de cette Cité-monde qui est l'argument de vente des courtiers de la mondialisation, c'est ainsi la Metropolis de Fritz Lang que l'on ira rechercher : une Cité cloisonnée aux étages hermétiquement clos, dans laquelle l'opulence est dévolue à ceux qui habitent en haut et l'enfer de l'esclavage à ceux des étages inférieurs. Car, pour tous les observateurs (même les moins suspects de “tiers-mondisme”), une telle segmentation est bien effective et ne cesse de s'affirmer. On citera ainsi Raymond Baker et Jennifer Nordin : “Un monde où les moyens de transport et de communication – en particulier la télévision, le téléphone cellulaire et Internet – sont bon marché ne peut supporter durablement un écart global de revenu de 150 à 1. Un milliard d’individus vivant dans l’extrême pauvreté, à côté d’un autre milliard de personnes vivant dans une opulence croissante sur une planète toujours plus petite et plus intégrée n’est pas un scénario viable… Un tel écart comporte autant de risques pour les riches que pour les pauvres.” (7)


Conclusion :
Peut-il y avoir une citoyenneté mondiale ? Et, le cas échéant, peut-il y avoir une citoyenneté démocratique mondiale ?
La question mérite particulièrement d'être posée si l'on considère que, lors des 20 dernières années, d'un côté, la démocratie a « progressé » dans le groupe des pays les plus développés (ouverture du bloc de l'Est ; démocratisation de certains des “nouveaux pays industrialisés”) ; mais, d'un autre côté, les inégalités de revenus entre les 20% les plus riches et les 20% les plus pauvres ont été multipliées par 3 (de 50 à 1 au ratio 150 à 1 mentionné ci-dessus) — éloignant encore un peu plus le groupe des très pauvres de l'accès aux “normes démocratiques”.
Avec comme question subsidiaire : doit-on voir dans la simultanéité de ces deux phénomènes une véritable “contradiction” ? Ou, à l'inverse, une forme d'“explication” mutuelle ?
Est-ce que “la démocratie mondiale” qui n'est, aujourd'hui, un projet possible que pour les 20% les plus riches de la planète, ne se construit pas sur l'esclavagisation à des degrés divers des 80% restants, comme Athènes a, d'une certaine manière, “construit” la grande démocratie du Vème siècle sur l'esclavage (et comme les Etats-Unis du XIXème siècle) ?
Et avec quel genre de conséquences ? Ces conséquences ne s’annoncent-elles pas semblables à celles que vient de rappeler le Secrétaire général de la CNUCED à propos de l’histoire de son propre pays, le Brésil, du XVIème au XIXème siècles, soit ce qu’il nomme une véritable «désintégration sociale » ? (8)
Est-il donc souhaitable et pensable de bâtir un projet de Cité différent, qui s'étendrait à l'ensemble du monde, et qui serait fondé sur l'idée d'une seule et même citoyenneté — citoyenneté d'une Cité qui serait autre chose qu'un groupement des intérêts économiques les plus puissants, et qui se donnerait comme fin non la pure satisfaction de ces intérêts mais “la vie heureuse” de tous – pour reprendre des critères aristotéliciens ?
Je crois que pour répondre positivement à cette dernière question, il faut se débarrasser définitivement de cette illusion (qui paraît submerger même les plus “sociaux-démocrates” des leaders occidentaux) selon laquelle tout ce qui enrichit l'économie globale, contribue — “malgré tout”, in fine... — à favoriser la démocratie, et même à en fabriquer. Une illusion qui s’est ramifiée depuis quelques années dans l'idée que la mondialisation produirait de la démocratie sans le savoir, comme M. Jourdain faisait de la prose...
Il faut s'en débarrasser pour affirmer qu'aucune “Cité mondiale” (digne d'un tel nom) ne peut vraiment exister et s'imposer durablement si elle n'est que le produit dérivé (la résultante) d'arrangements et de succès économiques et diplomatiques. Et pour affirmer encore qu'aucune Cité démocratique, a fortiori celle dont le territoire serait le monde, ne peut advenir ni par génération spontanée ni par fécondation de l'économique, du technologique... — c'est-à-dire qu'elle ne peut naître par une autre voie de conception que la voie politique.
Pour qu'émerge une véritable citoyenneté de l'âge de la mondialisation, il faut donc tout faire sauf attendre que cette mondialisation ait produit les effets annoncés (sur l'accroissement de la richesse collective et individuelle). Il ne faut pas attendre que la mondialisation ait “créé les conditions de la démocratie” (pour ceux qui n'ont pas encore eu la chance de la rencontrer…), comme on l'entend dans certains discours “progressistes”... Tout au contraire, il faut qu'une délibération démocratique, menée aussi bien dans des instances internationales que dans des assemblées locales, définisse les caractéristiques de cette citoyenneté mondiale, acte fondateur qui permettrait, mais seulement ensuite de créer les conditions de la mondialisation (et non plus de la subir).

À défaut — c'est-à-dire : si l'on fait confiance à l'économie, à ses maîtres et aux « bienfaits de la croissance » —, on peut être assuré que la tendance observée lors des deux dernières décennies va se maintenir et se renforcer, à savoir : toujours “plus de démocratie” chez les plus riches ; toujours moins chez les plus pauvres ; et un ratio d'inégalité des revenus qui montera (pourquoi pas ?) à 300 pour 1 (“entre le quintile supérieur et le quintile inférieur”, selon l’expression statistique, qui efface les hommes). Mais aussi, comme le notent Baker et Nordin, à la différence près que le scénario n'est pas “viable”, ne peut être “supporté durablement”, et que l'accroissement de la distorsion ne sera certainement pas accepté sans bouleversements majeurs par ceux qui en font les frais.

J’en resterai donc à deux constats : (i) il ne revient pas à la mondialisation de “faire la Cité”, et (ii) on ne peut pas plus escompter qu'elle fabrique de la démocratie. Ni la forme de Cité dans laquelle nous vivrons (« mondiale » ou pas), ni le régime qu’elle se donnera (démocratique ou non) ne doivent lui avoir été imposés par des intérêts et des objectifs strictement économiques et stratégiques – car, dans ce cas, il ne s’agirait pas là d’une Cité et elle n’aurait aucune raison de se révéler démocratique.
Par conséquent : n’attendons pas de la mondialisation sous ses différentes figures ce qu’elle ne saurait donner, et reprenons l’initiative. Ce que je traduis par deux propositions délibérément utopiques : (iii) réunissons-nous afin d’examiner ce que pourraient être les fins d'une Cité mondiale et le contenu d’une « nouvelle citoyenneté démocratique » (avec le travail du soupçon nécessaire à l’égard de tels concepts). Peut-être alors pourrons-nous (iv) concevoir et maîtriser les mondialisations qui seraient susceptibles d'accompagner l'édification de cette Cité, la réalisation de cette citoyenneté – en supposant que nous ayons défini autre chose que l’émergence d’une nouvelle forme de tyrannie.

Mais, chemin faisant, je crois qu’il sera utile de méditer les restrictions émises par Aristote au Livre VII de La Politique, et qui constituent une autre forme de réponse à mon interrogation initiale : « Il est manifeste d’après les faits qu’il est difficile et peut-être impossible que soit régie par de bonnes lois la Cité trop peuplée. En tout cas, parmi celles qui paraissent bien gouvernées nous n’en voyons aucune qui tolère n’importe quoi quant au nombre de ses habitants. Et cela est aussi clair si on se fie au raisonnement. Car la loi est un certain ordre, c’est-à-dire que la bonne législation est nécessairement un ordre harmonieux, or un nombre de gens trop important ne peut admettre d’ordre, car ce serait là l’œuvre d’une puissance divine, celle-là même qui assure la cohésion de notre univers. Et puisque le beau réside d’habitude dans un certain nombre et une certaine grandeur, une Cité elle aussi qui combine une certaine grandeur à la limite dont nous avons parlé, sera nécessairement la plus belle. » (10)


Notes :
(1) Politique, 1286b, trad. P. Louis, Hermann, 1995. Autre traduction par P. Pellegrin, éd. GF : “Comme il se trouve maintenant que les Cités sont plus grandes, il n'est sans doute pas facile qu'il existe encore une constitution autre qu'une démocratie.”
(2) Politique,op. cit., 1326a.
(3) Elle publie des ouvrages principalement centrés sur le monde de l’entreprise, le marketing et la gestion.
(4) République, 369b-c, trad. P. Pachet, Gallimard, 1993.
(5) Politique, 1252a5, trad. P. Pellegrin.
(6) Politique, 1275a, trad. P. Pellegrin
(7) « De celui qui a la faculté de participer au pouvoir délibératif ou judiciaire, nous disons qu’il est citoyen de la Cité concernée » Politique, 1275b20, trad. P. Pellegrin
(8) in « A 150-to-1 Ratio is far too lopsided for Comfort », International Herald Tribune, 5 février 1999.
(9) Rubens Ricupero, in son Rapport à la Xème CNUCED qui se réunit à Bangkok du 12 au 19 février 2000 : « Prenons par exemple mon propre pays, le Brésil. Pendant 350 ans environ, entre 1530 et 1890, il a été parfaitement intégré au système commercial et à l'économie mondiale. Il exportait la quasi-totalité de sa production de sucre et de café. Le commerce extérieur constituait un secteur prépondérant de l'économie. Mais cela reposait sur une économie de plantation (latifundia) et d'esclavage, c'est-à-dire sur un système qui concentrait fortement la richesse (la terre) et le revenu entre les mains d'un petit nombre (les esclaves étant bien entendu maintenus à un simple niveau de subsistance). Ce système n'a pu être créé et maintenu pendant si longtemps que grâce au mécanisme pervers qui le rattachait aux marchés extérieurs (dans les états du nord des États-Unis d'Amérique, en revanche, l'esclavage ne s'est jamais imposé en raison de l'absence des conditions écologiques nécessaires à une économie de plantation tournée vers l'exportation). Ainsi, dans le cas du Brésil, l'intégration aux marchés internationaux s'est accompagnée d'une désintégration sociale au niveau national. Qu'est-ce qui pouvait être plus préjudiciable à la cohésion interne qu'une société divisée en maîtres et en esclaves ? D'autres pays d'Amérique latine, beaucoup moins intégrés à l'économie internationale, sont pour cette raison sortis de la période coloniale avec une situation économique plus modeste, mais un meilleur équilibre social. »



(Le présent article a également donné lieu à une synthèse, que vous trouverez dans le Dictionnaire critique à l'entrée suivante : Village mondial)


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