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Date :  2001-04-03
langue :  Français
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Le cas Napster


La Nouvelle donne de la domination et du partage

1. Napster : un nouveau récit fondateur

Afin de situer les enjeux de cette « question de l’identité dans l’horizon de la mondialisation », je pense qu’un petit détour par ce qui est devenu « l’affaire Napster » apparaîtra éclairant. Comment donc revisiter cette affaire, en s’éloignant du prisme médiatique opposant le Robin des Bois de la musique aux vilains ducs des Major companies ?

Un jeune homme assez peu commerçant, assez peu politique… et assez peu philosophe, aussi – tout pour nous plaire ! – se réveille un matin avec cette idée forte qu’il serait bel et bon de partager avec ses amis, via l’Internet, les enregistrements musicaux que chacun possède de son côté – ce d’autant plus que par hypothèse et confirmation empirique il est avéré que nul ne détient la discothèque idéale, mais que celle-ci étant en mutation perpétuelle, il serait astucieux que les amateurs puissent se relayer au poste de vigie de la production phonographique diffusée sur le marché, et mettre à la disposition de leurs camarades les derniers « produits » que tous ne peuvent naturellement pas s’offrir.

Ce garçon animé d’excellents sentiments n’a pas vraiment la fibre « start-up vite fait mal fait » indivise à beaucoup de collègues de sa génération – il n’est pas indifférent de le préciser. Il n’a pas le sou, mais sa préoccupation principale ne semble pas d’en gagner. C’est un étudiant de profil plutôt timide. Bref, il se cherche, comme l’explique son oncle (« Je savais que ce gamin avait quelque chose de spécial, il suffisait d’attendre qu’il en ait terminé avec ce qui le turlupinait »), oncle qui l’accueille dans sa petite boîte de services informatiques, où il va trouver le matériel idoine et le cadre de travail au sein duquel forger son projet – de manière solitaire et sans avoir vraiment de comptes à rendre au patron. Alors, il travaille des semaines, des mois durant d’arrache-pied pour écrire ce fameux « logiciel de partage de fichiers » qu’il a rêvé (« un logiciel qui permette aux internautes d’échanger et d’écouter autant de morceaux de musique qu’ils le veulent ») – se nourrissant en bon teen-ager américain, on nous le précise, « de pizzas et de Coca-Cola » (preuve que cela n’empêche pas toute activité créative). Il écrit des quantités de « lignes de codes », dans le jargon des « développeurs Internet », et parvient à élaborer un truc qui fonctionne plutôt bien… Il le transmet à quelques amis pour une expérimentation, en leur précisant de ne rien dire et de ne pas le diffuser à des tiers… et, bien sûr, ce qui devait arriver arrive !

Le logiciel est tellement fabulous, simple de maniement, user-friendly (amical pour ses utilisateurs) et, finalement, efficace que non seulement ses nouveaux amis rencontrés au hasard de la Toile le plébiscitent, mais ils s’empressent aussitôt de le diffuser à d’autres qui, etc. Boule de neige énorme (5000 personnes téléchargent le logiciel en quelques jours), qui a généré depuis « près de 38 millions » d’utilisateurs réguliers heureux (soit une des plus importantes fréquentations pour un site Internet américain) – heureux de se servir de ce logiciel gratuit pour accroître de manière illimitée leur discothèque (« copier entre eux et à l’infini les CD de leur choix ») sans bourse délier. Ou comment la réalité (le magazine Time n’hésitant pas à titrer le portrait du génial concepteur : L’Homme qui a changé le monde) a dépassé la fiction rêvée (comment s’échanger des tubes sympa avec ses potes…).

Mais l’histoire ne s’arrête évidemment pas là, car de méchants personnages se réveillent sur cette affaire, eux, avec une gueule de bois, puis une colère monumentales. C’est que l’on touche à leurs droits d’auteurs, à leurs revenus de diffusion, à leur chiffre d’affaires, à leur profit warning, bref à leur portefeuille – qu’il s’agisse de managers desdites Major companies ou d’artistes soucieux de la pérennité de leurs revenus. Le généreux projet du jeune (19 ans) Shawn Fanning – c’est ainsi qu’il s’appelle – n’est pour eux que du vol, et un vol aggravé à leurs yeux, en ce qu’il mettrait en péril leur existence économique même. Pauvres artistes réduits à vivre de leurs concerts, car personne n’aurait plus d’intérêt à acheter leurs disques ; pauvres sociétés de droits d’auteurs qui n’auraient plus grand chose à distribuer ; pauvres éditeurs phonographiques qui se trouveraient amputés d’une part substantiellement lucrative de leurs revenus, et, surtout, de leurs profits. Alors commence la chasse : avec sa batterie de procès tous azimuts (la RIAA, association de l’industrie musicale américaine, intente à Napster une action en justice pour « violation de droits d’auteurs ») ; mais aussi avec son tonnerre médiatique et politique (cris d’orfraies et protestations de bonne foi)… Et, sans revenir ici sur le chemin de croix du bon Shawn, on rappellera que – lassé de tant de haine ? – il décide récemment de jeter l’éponge, et même de conclure un accord avec la Major non américaine Bertelsmann, par lequel non seulement il convient de mettre en place un système d’abonnement payant sécurisé pour les utilisateurs du logiciel (avec reversion aux ayants-droits), mais encore il cède à terme le contrôle de son affaire au géant allemand. Dénouement pas très gai, mais il n’avait qu’à y réfléchir à deux fois, disent les mauvaises langues.

Ce qui me semble intéressant dans cette petite histoire américaine, ce sont les enjeux non immédiats qu’elle soulève, et en particulier les conceptions revisitées de « la domination » et du « partage » qu’elle met en évidence. Des conceptions qui ont clairement à voir avec la question des mondialisations en cours et avec celle qui nous préoccupe précisément ici : de l’identité du sujet.
Comment fonctionne Napster, tout d’abord ? Ce n’est pas de la distribution gratuite (à qui viendrait les collecter) de musiques qui seraient centralisées dans un même lieu, à savoir sur le site de Napster, précisément. Car ce site ne propose qu’un logiciel à télécharger et un catalogue (actualisé en permanence) à consulter. Une fois le morceau-cible identifié par un visiteur X, il n’a plus qu’à aller le quérir directement chez le détenteur Y qui lui permet d’en faire gracieusement une copie, et ainsi de suite.

Mais alors, comment qualifier cette invention du Diable ? Un expert washingtonien qui a tenté une médiation dans cette affaire, Shane Ham, déclarait : « C’est de la communication directe entre personnes dans l’espace virtuel sans aucune contrainte. La liberté totale. Mais peut-être que c’était trop beau ». Qu’est-ce à dire ?

Que les termes de l’échange se déplacent de la transaction normative entre un fournisseur détenteur de droits et de produits (l’éditeur) et un consommateur final (le client) qui rémunère sa prestation, vers un échange de nature effectivement très différente : entre des acteurs à deux visages (comme Janus !) qui peuvent être tour à tour (et mutuellement) consommateurs et prestataires – le tout grâce à l’aimable médiation, qui a à voir avec les idées de modération et d’encouragement de cette « fabrique de liens », de cette machine à communiquer qu’est Napster.
Mais il faut ajouter que ce système centré sur la diffusion la plus simple et large possible, fait aussi l’impasse sur l’amont de la filière (sur l’origine des contenus, des œuvres diffusés), et ses contraintes propres, à savoir la pérennité d’une activité de production de nouvelles musiques (de nouveaux enregistrements), laquelle ne peut se dispenser d’investissements en capital qui doivent bien être financés d’une manière ou d’une autre.

Quelles sont donc les positions qui se sont affrontées à propos de ce que l’on pourrait nommer « un médium de communication avec langage mais sans argent » ?

Les Major companies (les compagnies musicales internationales – Warner, EMI, Sony, Bertelsmann…– qui représentent près de 90% du marché de la musique vendue), veulent du profit net toujours croissant (du bon profit bien net, et pas seulement du chiffre d’affaires emphatique), garant de leur développement et de la fidélité de leurs actionnaires. Les grandes sociétés de distribution qui écoulent leurs produits (ce sont parfois les mêmes), veulent la même chose, bien sûr, et, entre grands prédateurs, le bout de marge nette est âprement discuté ! Pour ces protagonistes, « le partage de la musique » est une non-valeur – d’autant plus que leurs critères de gestion font de la raréfaction de l’offre une bonne affaire. Moins de titres sur lesquels concentrer plus d’investissements de production et de commercialisation, c’est la recette des Majors pour faire progresser régulièrement leurs profits. La seule question qui vaille vraiment pour elles est celle du contrôle des « parts de marché » les plus juteuses (générant le plus de marge nette) : une affaire interne de domination plutôt que de « partage du gâteau ».

Les petites compagnies phonographiques (le petit bataillon des « indépendants » (les Indies), qui représentent moins de 10% du marché mondial, et, tendanciellement, entre 0 et 5% ?) veulent d’abord « survivre », compte tenu de la situation impossible que leur font les Majors et les autres canaux de distribution, qui les sacrifient systématiquement et les contraignent à des marges dérisoires. La seule réponse possible de ces deutéragonistes à la domination de leurs aînées les Majors, c’est « la diversité » (culturelle ? ) des catalogues, avec une offre plus large, « plus exigeante », des petits tirages, des auteurs mal payés et des marges faibles. D’où un cantonnement naturel de ces petites compagnies dans un ghetto où elles vivent bien sûr dans la précarité. Car dans ce ghetto-là, le partage est surtout celui de la pénurie, ce qui n’incite guère les acteurs concernés (artistes et gestionnaires) à se montrer généreux envers d’éventuels consommateurs non payants et non identifiés… d’autant qu’ils poursuivent des buts qui restent avant tout lucratifs.

Les sociétés de gestion de droits d’auteurs n’acceptent pas plus que disparaisse de leur périmètre un chiffre d’affaires important. Il faut rappeler qu’elles ne vivent que pour et par la collecte des droits : ce qui rend leur conception du partage limitée à celle d’une « redistribution » entre leurs ayants-droits et membres. Ainsi, tout autre « partage » qui se fait au détriment financier de ces derniers et d’elles-mêmes devient leur ennemi objectif. Elle sont du côté d’une pure réallocation des revenus générés. Précisons en outre que, comme les compagnies phonographiques grandes ou petites, ces sociétés de gestion (type SACEM) font une impasse réflexive sur la complexité de la dynamique économique issue de « l’effet Napster ». Car, sur le long terme, il n’est pas du tout assuré que la diffusion gratuite de musiques entraîne un tarissement des ventes de phonogrammes – certains estimant même qu’il peut y avoir un « effet de capitalisation » comparable à celui que l’on note pour des quotidiens accessibles gratuitement en ligne et qui ont pourtant vu leurs ventes papier progresser (exemple français : Les Echos).

Les artistes anti-Napster (on réservera la question de savoir si on peut être « artiste » et contre l’idée Napster…) sont sur la même ligne que leurs éditeurs et refusent que leurs œuvres puissent être diffusées gratuitement hors de leur contrôle. Disons clairement qu’ils ne veulent pas perdre ce contrôle car ils ne souhaitent ni diminuer leur train de vie actuel ni mettre en péril leurs revenus futurs en partageant de tels « avantages acquis ».

Les artistes pro-Napster, eux, se désolidarisent de leurs éditeurs (qu’ils considèrent peu ou prou comme des voleurs ne reversant que la portion congrue de leurs droits d’auteurs), et estiment acceptables que leurs musiques puissent être aussi diffusées gratuitement. Ils développent l’idée que le partage actuel (compagnies/auteurs) étant de facto inéquitable, la diffusion gratuite façon Napster est une bonne occasion de mettre en cause la domination et les méthodes des compagnies, et de redéfinir les règles du jeu entre ces compagnies, les distributeurs, les sociétés de droits, les artistes et les consommateurs finaux.

« Les pouvoirs publics » sont embarrassés par cette affaire, qu’ils prétendent, le cas échéant, ne pas être de leur ressort. Ils sont divisés entre, d’un côté, les motifs de plaintes fondées juridiquement en provenance de sociétés ou d’artistes s’estimant lésés par le système Napster, et, d’un autre côté, la liberté d’échange (à but non lucratif) des consommateurs, de même que la liberté revendiquée par des artistes de « renoncer » à des droits virtuels qu’ils ne percevraient pas…

Les sociétés de défense des droits des consommateurs sont également divisées : entre, d’une part, l’avantage immédiat pour leurs « clients » ou membres d’avoir accès à cette discothèque infinie, d’autre part, le caractère « sauvage » de ces diffusions gratuites qui pourraient à terme tarir la source même des « produits » !

Napster, enfin, invoque le caractère non lucratif d’un service qui n’est pas rémunéré sur les « transactions » effectuées grâce à lui, mais par d’autres sources de revenus, publicitaires, en particulier. Pour cette société et son fondateur, la seule domination qui vaille apparaît comme celle du partage le plus grand – lequel doit s’organiser de manière autonome et décentralisée. Napster se considère comme un « facilitateur » de l’échange, un « agent de relations » permettant que se rencontrent une offre et une demande non rémunérées – en bref, « un producteur de partage » qui n’en tirerait ni toutes les ficelles ni un profit direct. A la domination de la transaction économique normative et rémunérée, il répond par celle du partage non contrôlé.

(Parenthèse : on notera que l’on se situe dans une logique qui n’est pas sans rapport avec celle qui fit rage naguère (et encore) à propos du « partage du travail », lorsqu’il s’agissait d’évaluer si « la RTT » allait avoir des effets malthusiens et produire « le partage de la pénurie », ou bien allait contribuer à créer et développer des emplois.)

2. Bertelsmann et « la ruse de la Raison » :

Mais, dira-t-on, quel est l’avenir de ce médium de partage mondialisé ? Si l’on est tenté de répondre d’emblée : « La domination ! », il reste encore à se demander : « Quelle forme de « domination » ? » Et si l’on répond alors : « La domination du partage sur la privatisation », on est obligé de noter que dans le cas Napster, c’est pour l’instant mal parti. Car c’est plutôt la domination du partage par la privatisation qui paraît être la voie tracée par l’accord Bertelsmann-Napster.

« Le modèle de distribution musicale de Napster a un grand avenir. L’entreprise pâtissait du fait qu’elle n’avait pas de système sécurisé. Elle fonctionne sur le système ( ?) de la communauté d’échange et depuis son apparition en 1999, elle n’a rencontré que succès. On ne pouvait l’ignorer. » Tel est le mobile invoqué par la Major Bertelsmann pour sortir du marais juridico-médiatique dans lequel s’étaient embourbés tous les leaders de l’industrie musicale. En décodé : il y a du partage qui fonctionne bien malgré nous et contre nos intérêts immédiats et de long terme. Il serait peut-être bon et même profitable de s’y intéresser de près en vue de se l’approprier. Et pourquoi pas ? d’aller plus loin – car c’est l’une des motivations explicites du groupe allemand – en étendant un tel « système » aux autres industries éditoriales du livre, du film, des jeux vidéo et du multimédia. Bref, faire de ce qui fut « le coup de tonnerre Napster » une chance pour « les industries culturelles », ou comment transformer la gueule de bois en opportunité. Car, non seulement l’idée Napster est bonne et prometteuse, mais il serait judicieux de l’industrialiser à la façon dont nous, les Majors, savons y faire !…

D’ailleurs, Shawn Fanning, qui est un garçon responsable et cohérent avec ce « partenariat » (comme on dit avec pudeur) qu’il vient de signer, a déclaré : « Cet accord va aider Napster à atteindre son plein potentiel. Si vous pensez que Napster est super, attendez un peu de voir, cela ne fait que commencer ! ».

Ce qui compte désormais pour lui, c’est la survie de Napster (dont l’existence même était mise en péril par les actions en justice et les interrogations politiques), entreprise qui doit se consolider, quels qu’en soient les moyens. Et ce que le toujours jeune (mais un peu moins naïf) Fanning nous propose d’« attendre de voir », ce qui serait encore plus « super », ce n’est pas le développement international de ce « médium de partage » fidèle à son esprit d’origine et poussé jusqu’à ses conséquences ultimes – mais ce n’est que « l’industrialisation du process » (dans le jargon des consultants d’entreprises), et le contrôle juridique et financier de cette industrialisation par les acteurs dominants (les major players) d’une industrie ultra-concentrée – qui pourra ainsi à nouveau respirer !

En effet, la trouvaille de Napster, menace d’un jour, s’est transmutée en opportunité à ne pas rater : un nouveau moyen d’accroître et de parfaire la domination des dominants. Ruse de la Raison dont chacun sait que l’Histoire en offre une infinité de manifestations semblables, et pour laquelle un certain Hegel a proposé un concept d’une adhérence redoutable que l’on pourrait plaquer à la va-vite sur « une petite histoire » comme celle que je viens de narrer. Citation : « L’Esprit ne peut pas s’installer dans la contradiction : il aspire à l’unification et celle-ci contient un principe supérieur (…) L’Esprit est essentiellement résultat de son activité : son activité, c’est le dépassement de son immédiateté, la négation de celle-ci et le retour en soi. » (in La Raison dans l’Histoire).

Ce que l’on pourrait interpréter ainsi, en termes napstériens : le projet initial et immédiat de Napster ne pouvait en effet pas « s’installer dans la contradiction » qu’il générait et qui était son moteur même ; et, d’une manière ou d’une autre, l’avenir d’un tel projet était soit la prise de contrôle par Napster de l’industrie musicale internationale grâce à un modèle économique (encore inouï) de domination par le partage gratuit, soit l’intégration (la désintégration ?) du modèle Napster par l’industrie musicale telle qu’elle est aujourd’hui réglée.

Autre citation hégélienne : « Le résultat sera que les éléments ( le feu, l’air, l’eau…) seront mis en échec par la maison dont ils ont aidé la construction : elle sera à l’abri du vent, de la pluie, de l’incendie (…) les éléments sont utilisés conformément à leur nature et contribuent ensemble à la production d’un résultat qui limite leur action (…) (De même) les passions (…) produisent l’édifice de la société humaine dans laquelle elles ont conféré au droit et à l’ordre le pouvoir contre elles-mêmes. » (id.).

Voilà qui, adapté en langage juridique (si cela est possible…), aurait pu servir de fil conducteur à l’argumentation des avocats américains anti-Napster. C’est que le modèle de partage à l’origine promu par Napster a, non seulement fourbi à ses adversaires les meilleures armes possibles « contre lui-même », mais encore, après avoir contribué à (re)construire de manière encore plus solide la « maison Industrie musicale », il aura signé sa propre « mise en échec ». Il aura effectivement contribué « à la production d’un résultat qui limite son action » de manière tellement décisive que le sens même du mouvement originaire en est perdu ou dissous.

Plus loin, Hegel revient sur cette idée à propos de l’exemple de cet « homme qui, par vengeance peut-être juste, c’est-à-dire due à une offense injuste, met le feu à la maison d’un autre. » « Le but de l’auteur, dit-il, n’était qu’une vengeance contre un individu dont il s’agissait de détruire la propriété ; mais son acte devient un crime qui entraîne le châtiment. Il n’y avait pas pensé et ne l’avait pas voulu, mais ce fut son acte même (…) l’action immédiate peut également contenir quelque chose de plus vaste que ce qui apparaît dans la volonté et la conscience de l’auteur » (notre Shawn Fanning). Cet « exemple montre aussi que (…) l’action elle-même se retourne contre celui qui l’a accomplie, qu’elle devient pour lui un choc en retour qui le ruine, annule l’action, pour autant qu’elle fut un crime, et rétablit le droit dans sa souveraineté. »

Si l’on utilise l’analogie hégélienne, l’affaire Napster sort, en effet, d’une immédiateté assez consternante : celle qui consiste à ne voir en elle qu’une phase de la lutte entre David et Goliath, entre l’imagination et le Capital, voire entre le particulier et l’universel. En effet, au-delà du simplisme ordinaire qui réduit la « Ruse de la Raison » à une peau de chagrin, et sans en faire un moule interprétatif exclusif, l’analogie hégélienne permet de commencer à mettre en évidence la complexité de ce qui se joue autour d’une telle affaire.

Reprenons donc le cheminement hégélien : si pour le projet Napster, il ne s’agissait pas à proprement parler « de détruire la propriété » (encore moins par « vengeance »), il est cependant clair qu’il était bien question de faire accéder sans considération de la loi en vigueur toute une communauté d’individus (aux frontières incontrôlables) à « une propriété » (le « patrimoine » des auteurs et des éditeurs musicaux). Et si cet acte était mû par « les meilleures intentions », il n’en est pas moins « devenu un crime qui entraîne le châtiment » (du point de vue de ses accusateurs), comme l’écrit Hegel, dont on peut aussi reprendre mot à mot une partie du développement. Car Shawn Fanning « n’y avait pas pensé et ne l’avait pas voulu, mais ce fut son acte même (et une telle) action immédiate peut également contenir quelque chose de plus vaste que ce qui apparaît dans la volonté et la conscience de l’auteur ». Il est en effet avéré, tant par les déclarations de « Napster » (c’était le surnom de Shawn à l’école) que par ses biographes, qu’il n’avait pas mesuré l’importance de son acte, qu’il ne l’avait pas pensé, qu’il ne l’avait pas voulu avec la prise de conscience que cela suppose (et dans toutes ses conséquences), mais, cependant que cela fut bien « son acte même ». Dans la même logique, il est aussi peu discutable de poser que son « action immédiate » (l’écriture de son logiciel et sa diffusion initiale) « contenait quelque chose de plus vaste » qui dépassait de beaucoup son projet explicite.

Mais, direz-vous, où veut-il en venir ainsi, avec son Napster ? Qu’est-ce que cela a à faire avec « l’identité du sujet dans la mondialisation » ? Ce que je ne vais pas éluder, je vous rassure, et à quoi il est plusieurs types de réponse.

3. Sujet de la domination et sujet du partage :

D’abord, « l’affaire Napster » est bien une « histoire mondiale », emblématique de ce que l’on nomme hâtivement « l’ère de la mondialisation », une histoire mondialisée qui s’inscrit dans le cadre de plusieurs processus de mondialisation parallèles ou enchevêtrés : par exemple les mondialisations en cours des industries culturelles, des médias, du Droit ou des luttes des consommateurs. C’est que Napster n’est pas une simple affaire américaine comme le dernier match de base-ball entre Philadelphie et Orlando : elle concerne directement près de 40 millions d’internautes utilisateurs répartis dans le monde entier ; mais elle concerne peut-être 5 ou 10 fois plus d’utilisateurs potentiels ; elle concerne tous les auteurs d’œuvres diffusables, tous leurs éditeurs, les sociétés de gestion de droits, les administrations, et, partant, les consommateurs de « produits culturels » dans le monde entier ; enfin, elle n’a été rendu possible que grâce à un certain état d’avancement et de diffusion mondiale de ces fameuses « NTIC » présentées comme le moteur principal de « la mondialisation ». Il fallait, en effet, pour qu’elle advienne, cette affaire, que soient réunies certaines conditions environnementales : des architectures de logiciels et des ordinateurs permettant à un jeune homme seul d’écrire un tel programme sans trop de difficultés ; un développement de l’Internet en termes de population, de coût et de facilité d’accès tel que Napster puisse trouver d’emblée « un grand marché » ; enfin une offre et une demande musicales internationales telles qu’il y ait matière à échanger ! En résumé sur ce point, le phénomène Napster est lié en chacun de ses points à la question de « la mondialisation ».

Ensuite, au-delà de son caractère de « balise de la mondialisation », cette affaire nous intéresse directement car elle oppose deux conceptions qui s’affrontent sur la scène actuelle : d’une part, une conception de « la mondialisation » privative, marchande et guidée par l’objectif d’une maximisation des profits de ceux qui en utilisent les voies et moyens ; d’autre part, une approche de la même mondialisation ouverte, non lucrative et déterminée par le souci d’une « maximisation du partage » (politique, économique, social, culturel, éducatif, etc., que ce partage soit de type « communautaire » ou échappe aux frontières des communautés). Deux conceptions majoritaires dont on voit bien, avec leurs variantes et ambiguïtés possibles, qu’elles définissent aussi en creux au moins deux types de sujets de « la mondialisation ».

Le premier sujet est un sujet privatif et marchand (producteurs, diffuseurs, consommateurs…) qui advient ou se maintient dans un horizon de répartition des profits (économiques, intellectuels, éducatifs, artistiques…) et dont la seule mesure commune reste l’argent (qui « égalise les échanges ») et la valeur attribuée par lui aux « contenus échangés ». Je vous rappelle à cet égard le texte fondateur d’Aristote au Livre V de l'Ethique à Nicomaque : “La monnaie est soumise aux mêmes fluctuations que les autres marchandises (car elle n'a pas toujours un égal pouvoir d'achat) ; elle tend toutefois à une plus grande stabilité. De là vient que toutes les marchandises doivent être préalablement estimées en argent, car de cette façon il y aura toujours possibilité d'échange, et par suite communauté d'intérêts entre les hommes. La monnaie, dès lors, jouant le rôle de mesure, rend les choses commensurables entre elles et les amène ainsi à l'égalité: car il ne saurait y avoir ni communauté d'intérêts sans échange, ni échange sans égalité, ni enfin égalité sans commensurabilité. ” Pourtant, ce rôle positif de l’argent a un revers problématique : c'est que la “commensurabilité” (la faculté de disposer d'une mesure commune) devient factice, et, de fait, disparaît, dès lors que l'argent du paiement dont il est question n'est plus dans un rapport raisonnable avec les intérêts de celui qui utilise un tel moyen. Car, alors, la “communauté d'intérêts entre les hommes” qui par la mesure de l'argent liait vendeur et acquéreur pour leur bien commun et celui de la Cité, perd sa positivité au détriment d'une mise en péril généralisée. Les uns vendent à tout prix, sans souci de la contrepartie réelle de l'argent qui leur est procuré ; les autres achètent en ignorant toute prudence ; la méfiance s'instaure dans les relations intersociétales, l'instabilité s'étend...

Le second sujet de « la mondialisation » est un sujet public et non marchand dont la mesure est présentée comme n’étant pas autre que l’échange lui-même (ce qui n’est pas sans poser de problèmes philosophiques et juridiques). Echange d’informations, de savoirs, d’œuvres, de techniques, de réseaux, d’adresses, facilité par des médiums de communication qui présentent peu de « barrières à l’entrée ». Echange entre des égaux qui semblent n’avoir pas besoin d’être « égalisés » par l’argent. Echange qui, au-delà de la satisfaction individuelle de celui qui reçoit et qui donne, se fixe pour ambition de développer ce processus d’échanges le plus largement possible, l’intérêt privé se confondant alors avec l’intérêt général (entrer dans le Napster d’avant Bertelsmann et avoir accès à 40 millions de discothèques privées, plutôt qu’à la dizaine de ses amis du quartier).

Considérant donc que le partage ne peut pas faire l’économie de la question de la domination (Napster), mais aussi que la domination ne peut plus faire l’économie de la question du partage (Bertelsmann), comment revisiter la question de « l’identité du sujet dans la mondialisation » ?

D’abord, en soulignant que l’on ne peut prendre pour acquise la conception privative de « la mondialisation » - ce qui a des conséquences essentielles pour notre objet. En effet, l’identité du sujet dans la mondialisation marchande, celle qui renforce le contrôle et la domination des industries culturelles, par exemple, ne peut être conçue comme un répondant direct, terme à terme, à la mondialisation non marchande qui se développe parallèlement de manière considérable, et qui forge non seulement d’autres moyens d’échanges interpersonnels, mais encore d’autres natures d’échanges et d’autres sens de ces échanges, dont on ne peut assurément pas encore prendre toute la mesure.

Dans le premier horizon (de la mondialisation marchande), le sujet reste avant tout un consommateur, enjeu d’une domination toujours plus complète (on observe ainsi que les Majors s’efforcent de contrôler l’ensemble de la vie culturelle et intellectuelle de leurs « cibles » par une offre globale permanente de « produits » - CD, livres, matériels audiovisuels, places de théâtre et de cinéma, invitation à des débats, voyages, etc. -, comme on le note en France, par exemple, avec les paquets proposés par Vivendi ou Fnac).

Dans le second horizon (de la mondialisation non marchande), le sujet advient au contraire en s’attaquant aux anciens liens de domination, en les délitant par la création permanente et peu contrôlable de nouveaux réseaux, de nouvelles appartenances, de nouvelles amitiés (virtuelles, puis, le cas échéant, physiques !), par la production même d’une nouvelle mesure de l’échange, ou, en termes aristotéliciens, d’une commensurabilité qui a la singularité de ne plus être d’origine monétaire.

Ensuite, il faut souligner une autre tension à l’œuvre, qui bouleverse la simple opposition précédente et la met en perspective. Car, si à la surface médiatique émerge principalement cette lutte à mort entre deux conceptions de « la mondialisation », l’une qui tire vers un « sujet de la domination », l’autre vers un « sujet du partage », on ne saurait faire l’économie de toutes les autres postures qui ne peuvent être intégrées ou ramenées à ces deux-là. En particulier une, labellisée sous l’expression de « repli identitaire », et qui ne l’entend clairement pas de cette oreille… Car ce repli identitaire, que ses racines soient d’essence religieuse, ethnique, socioprofessionnelle ou politique, quels que soient la communauté, voire « le communautarisme » qui la fondent, d’une part, rejette naturellement « la mondialisation » issue de la domination économico-privative des Majors (avec leurs « produits culturels », leurs nourritures, leurs modes de vie standardisés, de Disney à Warner en passant par MacDonald et Coca-Cola), mais, d’autre part, rejette aussi bien l’autre Diable de la mondialisation « généreuse » par le partage. En effet, cette dernière apparaît également destructrice des « vieilles identités » communautaires, en ce qu’elle donne accès à des bibliothèques, à des discothèques potentiellement « dangereuses », à des points de vue (forums et « chats » sur tous sujets) incontrôlables et souvent peu orthodoxes, enfin à une cosmopolitique qui ne peut satisfaire ceux qui cherchent avant tout (et, le cas échéant, exclusivement) à préserver et vénérer en l’état le seul patrimoine historique et culturel de leur communauté d’appartenance. Pour ceux-là, toute forme de mondialisation est une menace, sinon la menace suprême, et à combattre comme telle. A une réserve près, toutefois – car, dans ses formes mêmes d’existence et de constitution d’un réseau communautaire, dans la stratégie de diffusion de ses crédos, de ses rites, de ses célébrations, ce repli identitaire n’hésite pas à utiliser « les armes de l’ennemi », à commencer par la mise au point de sites Internet qui permettent aux membres dispersés de la communauté de retrouver un foyer, un Heimat, sinon un « village ».

Enfin, il existe encore au moins une autre tension à l’œuvre entre, d’un côté, les trois types de conception et d’agir de la mondialisation précédents (mondialisation économico-privative, répondant par le partage non rémunéré et répondant communautaire), et, d’un autre côté, ceux qui en seraient « les exclus ». Pour tous ceux-là, exclus économiques, exclus techniques, exclus socio-géographiques, qui seraient l’enjeu de la fameuse « fracture numérique » dont les dirigeants politiques se sont emparés comme d’un cheval de bataille national et international, il est vrai que la question de la domination et du partage résonne encore différemment, et de manière assez cruelle. Car que dire de cette domination et de ce partage de ce que l’on n’a pas, si ce n’est en invoquant la définition lacanienne de l’amour ? Il y aurait ainsi à penser cette « mondialisation sans retour » par laquelle des sujets « mondialisés malgré eux » (ou non mondialisés également malgré eux) ne seraient précisément en mesure de fournir aucun répondant, par la voie d’aucune forme de domination ou de partage à ceux qui « les mondialisent » ou à ce point aveugle qui les mondialise. Une friche de pensée à l’égard de laquelle nous aurions sans doute intérêt à rechercher inspiration, et, en particulier analogie avec ces « sans-part » de la Cité athénienne auxquels Jacques Rancière a donné une dignité particulière dans La Mésentente et dans Aux bords du politique.

4. La modification de la donne :

On a si longtemps présenté à coups de marteau non philosophique « la mondialisation » comme « un fait », comme « une donnée contemporaine » qui s’imposerait à chacun, quelles que fussent ses opinions et expériences, qu’il est devenu très délicat, non seulement de renverser la perspective, mais, peut-être plus encore, de se tenir à l’exigence quotidienne d’un entendement différent. Et, cependant, l’enjeu n’est ni maigre ni cosmétique, que je résumerai ainsi à propos de notre interrogation présente : je ne suis pas sûr de savoir ce qu’est « l’identité du sujet dans la mondialisation », mais, en revanche, j’ai une idée de l’importance, de la pertinence de la question de l’identité du sujet dans les mondialisations, c’est-à-dire dans l’écartèlement inhérent aux différentes appropriations de ce que l’on nomme mondialisation, dans le creuset des multiples processus de mondialisation en cours (concernant les champs les plus divers), et, en particulier, dans les diverses modalités d’expérimentation subjective de ces mondialisations au travers de formes rivales, complexes, ambiguës, formes de domination et de partage, d’inclusion et d’exclusion, de repli et d’ouverture.

Je crois qu’il ne faut pas hésiter à interpréter de manière assez « sauvage » la confusion extraordinaire qui régit l’entendement dominant de « la mondialisation » et de « la globalisation », confusion et malaise dont, après Seattle, Bangkok et Prague, nous avons eu de nouveaux exemples récents à Brunei (réunion de l’APEC), à Libreville (chefs d’Etat africains), à Panama (réunion ibéro-américaine) et, on nous l’annonce : demain, au « sommet de Nice ». C’est que, au-delà des confrontations normatives entre « partisans » et « adversaires de la mondialisation », une musique insistante fait son chemin au milieu des dénégations et des protestations. Cette musique, me semble-t-il, fait entendre qu’il y a là une complexité exceptionnelle et non réductible, qu’aucune tactique politique ne saura éteindre, ni par la force du pouvoir majoritaire d’une OMC ou d’un G8, ni par la ruse d’un discours du Prince habile à promouvoir les beautés (ou les noirceurs) de « la mondialisation ». Et cette complexité dont il est question me semble beaucoup moins être celle qui focalise l’attention ordinaire (Qu’est-ce que la mondialisation ? Et où nous mène-t-elle ? ), en quoi je vois plutôt « l’arbre qui cache la forêt » du débat, que cette autre (rendons hommage à ceux qui nous ont aujourd’hui invités à répondre au présent sujet), à savoir : Qu’en est-il, qu’en adviendra-t-il de l’identité du sujet dans le creuset de ces processus en cours que je propose de renommer « les mondialisations» ? Et, singulièrement, qu’en est-il de l’identité de ces sujets : le sujet Individu, le sujet Etat, le sujet Langue(s), le sujet Savoir(s), le sujet Religion(s) et le sujet Histoire – soit ces sujets qui se disent et s’affirment d’abord, justement, en termes de domination et de partage ?

En vérité, le leitmotiv contemporain de « la mondialisation » me semble une opportunité (« historique » ?) à ne pas rater de refaire de la question de la domination et du partage – que ceux-ci soient politiques, économiques, sociaux, culturels, religieux ou éducatifs –, de refaire de cette question un objet de pensée, en lieu et place de l’actuel affrontement idéologico-médiatique qui se réduit toujours à la joute de morales moralisantes. Car, « grâce à la mondialisation », d’un certain point de vue, nous voilà forcés de constater que cette question de la domination à propos de laquelle nous pensions tout avoir élucidé au fil d’une longue tradition, cette question qui semblait avoir épuisé ses charmes dans les années 1960 à 1980, apparaît dans la croix du présent éclairée d’un jour nouveau – un jour qui n’est pas le même que celui que nous pensions « bien connaître » ou qui, à tout le moins, si l’on veut en invalider la « nouveauté » (qui n’est peut-être qu’un simulacre de plus), réclame d’être mis en perspective sans céder à aucune réduction disciplinaire, et dans toutes ses origines et conséquences possibles.

L’« affaire Napster » me paraît, à cet égard, un récit fondateur intéressant, qui mérite une attention plus qu’anecdotique. En effet, au-delà de l’enjeu économique et monétaire qui a mobilisé les acteurs et alliés de l’industrie musicale, au-delà de sa « juridisation » très américaine, cette affaire suscite une série d’interrogations qui suffiraient à alimenter le débat et la réflexion de la communauté ici réunie durant de longues semaines… A savoir, en particulier, celles qui suivent (et qui ne sont naturellement pas exclusives).

D’abord, je noterai que les individus-consommateurs mondialisés se montrent assez velléitaires et irresponsables face aux questions qui leur sont posées et aux opportunités qui leur sont offertes. Dans le cas de Napster, et à peine achevé le logiciel expérimental de Shawn Fanning, je vous ai dit que ses amis et les amis de ses amis se sont empressés de le diffuser, en dépit du protocole qui leur était fixé par le concepteur. Dans le même esprit, aussitôt annoncé l’accord avec Bertelsmann, ils furent nombreux à tourner subitement le dos à leur médium favori en expédiant des « Fuck Napster ! » sur son site Internet. D’où surgissent de telles interrogations – la première d’entre elles : Ces individus-consommateurs toujours prêts à râler contre « la mondialisation » ou à en profiter, mais jamais ou guère à la penser, méritent-ils autre chose que de subir les diverses formes de domination (culturelle, économique, politique) ouvertes ou facilitées par elle ? Deuxième question : Le mode communautariste d’expérimentation du partage par ces individus-consommateurs est-il vraiment autre chose qu’une figure du « repli identitaire » ? Troisième question : Et quel est donc le sens de ce partage fondé sur un rapt originel ? (Faut-il convoquer à son chevet Rousseau et Proudhon pour en rendre raison ?).

Ensuite, je soulignerai les apories rencontrées avec Napster par le monde organisé des sociétés d’auteurs, des éditeurs et, en particulier, des Major companies. Car fonder le procès intenté contre Napster sur l’argument que ce n’est « qu’un instrument de piratage à grande échelle », comme l’a fait l’association de l’industrie musicale américaine fin 1999, est une posture antédiluvienne à laquelle Diane Cabell du Berkman Center répondait naguère : « Il restera toujours à définir les relations entre l’Internet et le monde de la musique. Les gens ne vont pas s’arrêter de copier de la musique sur le Web du jour à cause d’une décision de justice ». Nous sommes tous de terribles conservateurs devant ces figures du « progrès », mais il me paraît effectivement clair que la copie de grande échelle, le piratage international, le « photocopillage » mondialisé, comme on voudra les nommer, sont devenus intrinsèques à la donne actuelle, et que prétendre les enrayer par des décisions de justice ou des règlements administratifs est une cause perdue d’avance, et de surcroît assez lamentable. D’où les questions suivantes, adressées à toutes les organisations privées et publiques qui ont choisi une posture défensive, ou, plus subtilement (mais non moins vainement), qui ont instrumentalisé à la manière de Bertelsmann une version contemporaine de « la ruse de la Raison ». La première : - Croyez-vous longtemps pouvoir arrêter la marée montante du partage des idées et des œuvres avec vos seaux remplis de droits d’auteurs ? La seconde : - Le modèle économico-juridique de domination sur lequel sont fondées vos organisations et leur pérennité est simplement mort (à défaut d’être enterré): ne serait-il pas temps d’en tirer toutes les conséquences autres que juridiques ? La troisième : - De nouvelles formes de production, de diffusion et d’échange non privatives constituent le répondant le plus puissant à la concentration que vous avez mise en œuvre depuis deux décennies, et elles sont susceptibles de prendre le pas sur toutes vos activités : ne serait-il donc pas temps d’initier avec leurs promoteurs un dialogue qui ne se réduirait pas à des assauts d’arguments juridico-financiers ?

Enfin, considérant l’hésitation, voire le mutisme dont ils ont fait preuve lors de cette affaire (cf. l’attentisme des autorités fédérales américaines), je demanderai encore : - Qu’avons nous à attendre des Etats dans le contexte de mondialisations qui font exploser les relations normatives entre les détenteurs de droits intellectuels et artistiques, les diffuseurs d’œuvres, leurs clients et tous ceux qui ne peuvent pas l’être ? Alors qu’ils sont eux-mêmes confrontés à des problématiques analogues (domination et partage au sein de l’Union Européenne ou de l’OMC, par exemple) : - Peut-on et doit-on encore espérer un « arbitrage » de l’Etat (voire des institutions multilatérales) entre les intérêts privés divergents des producteurs, des diffuseurs, des consommateurs et les aspirations de partage et d’échange des individus ? Et encore : - Alors que la légitimité et le rôle mêmes des Etats sont mis en cause un peu partout par cette « mondialisation » dont ils prétendent qu’ils n’auraient pas de prise sur elle, faut-il attendre de ces Etats qu’ils indiquent où doit s’arrêter la domination et où doit commencer le partage ?

Je crois que, de ce dernier point de vue, il n’est que grand temps d’accorder une dignité philosophique au concept de mondialisation qui, s’il a été instrumentalisé par les idéologues ultra ou « néo-libéraux » et leurs « opposants terme à terme », jusqu’au point de ne plus apparaître que comme un concept vide, sinon une simple machine de guerre, n’en a pas moins la vertu de recueillir (au sens de l’Erinnerung hégélienne) les principales tensions à l’œuvre au présent sur la scène politique. Car ce que dit et recèle mondialisation ici et maintenant, ce qui explique aussi que les questions des identités, du « repli identitaire », de « la perte » des vieilles identités et de leurs « nouvelles » formes soient aussi brûlantes aujourd’hui, c’est que les mondialisations engendrent un bouleversement des ordres de la domination et du partage dont chacun perçoit intuitivement qu’il pourrait bien ne laisser intacte aucune figure familière de notre paysage, et partant peut-être aucune des identités qui étaient nos repères amis ou ennemis, et qui, précisément, jouaient un rôle essentiel dans notre structuration comme sujets. Sujets d’un destin qui paraissait relativement maîtrisable dans un monde assez bien connu, alors que tout semble désormais nous échapper de ce monde qui s’enfonce dans l’étrangeté à la mesure de l’immédiateté qui est devenue son mode (d’être et d’agir) principal.

J’ai la conviction que « la mondialisation » n’aurait pas pris en quelques années d’un débat hypertrophié et indigeste cette importance exaspérante si, par-delà toutes les menaces (ou vertus, aussi bien réelles qu’imaginaires – économiques, sociales, politiques, culturelles) qu’on veut bien lui attribuer (avec la controverse afférente) – donc, elle n’aurait pas pris cette importance si nous n’anticipions pas de manière plus ou moins rationnelle que c’est la donne elle-même de la domination et du partage que « la mondialisation » modifie (et, en effet, de manière peut-être aussi « historique » que l’avènement de l’Imprimerie ou celui de la première Révolution industrielle). Et que, partant, les problèmes auxquels nous étions initiés, et sur lesquels nous pensions avoir quelque prise, tant bien que mal (ces fameux problèmes qui nous mobilisent, à savoir : - la redistribution nationale et internationale des richesses ; la diffusion des pratiques démocratiques et de leur expérimentation ; l’élaboration de solutions durables aux conflits religieux et ethniques ; la progression de la culture de la paix, etc.), ces problèmes ne peuvent sans doute plus être posés dans les mêmes termes qu’il y a dix ou vingt ans, et, en premier lieu : parce que ces problèmes ont été eux-mêmes « mondialisés » (avec tous les avantages et inconvénients que cela suppose), de telle sorte qu’ils ne peuvent plus rester la « propriété » d’aucune oligarchie, aussi « progressiste » fût-elle et animée des meilleures intentions !…

C’est dire, enfin, que l’humanisme lui-même doit peut-être prendre acte de cette modification de la donne de la domination et du partage jusqu’à en tirer cette conséquence singulière que ses priorités réclament également d’être modifiées. Et que la première d’entre elles, très inactuelle et même intempestive, est peut-être précisément devenue de forger de nouveaux concepts de la domination et du partage adaptés au contexte singulier des mondialisations en cours, nouveaux concepts dont la discussion et l’élaboration constitueraient le préalable indispensable à toute réévaluation critique de la question des identités et de leur destin.



(Le présent article a également donné lieu à une synthèse, que vous trouverez dans le Dictionnaire critique à l'entrée suivante : Le révélateur Napster)


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