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Date :  2005-07-26
langue :  Français
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Marchandisation de l'éducation

Marchandisation

Source :  Roberto Follari


Être un service social: telle est la fonction première et véritable de l’éducation. Cela est vrai en plusieurs sens à la fois liés et différenciés: i) en tant qu’elle ouvre l’accès aux biens symboliques disponibles dans une société donnée, aux nouvelles générations; ii) en tant qu’elle offre la possibilité d’une ascension sociale à ceux qui réussissent à obtenir des niveaux d’accréditation suffisants; iii) en ce qu’elle offre les conditions d’une reproduction symbolique de la société, en garantissant un « socle minimum » de valeurs partagées nécessaires à la subsistance du social en tant que tel; iv) enfin, en tant qu’elle permet l’accès de la société à la lecture et à une connaissance codifiée, et qu’elle offre des possibilités économiques d’amélioration de la société conçue comme un tout, grâce à la professionnalisation des experts dans des domaines de savoir théorique, technologique et instrumental.

Ainsi, les fonctions de l’éducation comme service social sont-elles variées et touchent-elles aussi bien à la société dans son ensemble qu’aux individus qui participent au processus éducatif. Comme le montre P. Bourdieu dans un travail sur la question scolaire – avec J. Passeron et J. Chamboredon –, la reproduction des inégalités internes à la structure sociale s’effectue à travers des réseaux différentiels de scolarisation. Cependant, il ne met en cause ni la possibilité qu’ont les sujets, individuellement et grâce à l’éducation, de connaître des améliorations sociales, ni la possibilité de croître du produit total devant être redistribué entre les classes qui se reproduisent – malgré l’inégale redistribution dudit produit –, grâce aux qualifications apportées par l’éducation.

À son tour, l’importance de l’éducatif dans la construction du « ciment social » (point 3 du premier paragraphe) est aussi peu évidente qu’importante et effective; elle ne sert à rien de moins qu’à constituer l’existence du social en tant que tel, à empêcher la désintégration. C’est ainsi que les valeurs soutenues par le scolaire ne représentent pas toujours une moyenne aléatoire des valeurs des différentes classes et groupes sociaux, mais bien plutôt un « arbitraire culturel » lié aux secteurs dominants (cf. Bourdieu et al., La reproduction, Minuit, 1970). Quoi qu’il en soit, on satisfait le besoin social du maintien d’un minimum de valeurs et de significations partagées, grâce auxquelles la société peut se maintenir à son tour (par exemple, l’idée des symboles nationaux et d’une histoire régionale et nationale déterminée, avec ses héros, ses batailles, etc. reconnus massivement).

Cette importance de l’éducatif qui se joue sur le plan du symbolique et même de l’identitaire, est modifiée par des processus croissants de marchandisation des biens et des services que le néolibéralisme a imposée au niveau planétaire depuis trois décennies, avec différents degrés de virulence selon les résistances des différents contextes.

La première consigne, dans l’attaque néolibérale de la politique et de l’État, a été la privatisation généralisée des services éducatifs. Ainsi, quelques entrepreneurs ont-ils réussi à faire des affaires avec le secteur de l’éducation, tandis que les usagers de celle-ci devenaient « clients » ou « consommateurs », laissant derrière eux leur condition de citoyens porteurs de droits susceptibles de bénéficier de services sociaux.

Cet objectif majeur fut accompli partiellement. Dans quelques pays (c’est le cas du Chili, pour l’Amérique latine), l’opération a été menée assez loin par des dictatures qui ont écrasé les résistances. En Uruguay et en Argentine, la réussite fut moindre, et dans d’autres pays, comme le Mexique, très partielle.

Mais là où la privatisation ne s’est pas faite directement – par exemple, sous la forme de de subventions aux populations, que les étudiants doivent utiliser pour payer leur scolarité auprès d’officines privées —, ce sont les services scolaires d’Etat qui ont été marchandisés, via la taxation des différents services concernés (parfois dès l’école primaire, et très souvent dans les universités). Des services d’État sont ainsi devenus payants. D’un autre côté, fut mise en place une nouvelle modalité de contrôle de l’État sur ses investissements éducatifs, désormais considérés comme de simples dépenses. Dans l’optique d’une maîtrise de cette dépense, des procédures d’évaluation permanente des activités, des établissements et des acteurs du processus éducatif furent initiées. On passa ainsi de la planification à l’évaluation, offrant à cette dernière l’avantage d’opérer sur des faits accomplis et “concrets”, et permettant une éventuelle prise de décisions drastiques, fondée sur les résultats réels ou supposés desdites évaluations.

Une autre politique liée à la précédente consiste en une décentralisation systématique des services, transférant l’administration des États nationaux vers les Régions ou les Départements, voire les municipalités. Cette politique, qui se donne l’apparence d’un rapprochement de l’administration avec les bases sociales du système éducatif, a eu pour fonction un désengagement de l’État de ses responsabilités économiques à l’égard d’un secteur éducatif livré à des ressources locales chroniquement insuffisantes. C’est ainsi que se retrouve légitimée, au niveau local – où acteurs publics et populations se cotoient quotidiennement – la pratique consistant pour les minicipalités à exiger de leurs habitants qu’ils payent eux-mêmes une partie, ou à la totalité, si nécessaire, des dépenses que le système requiert pour se maintenir.

Un des résultats des politiques décrites plus haut est la perte d’unité de certains systèmes éducatifs nationaux qui viennent à éclater. En effet, à chaque administration locale, et par conséquent, à chaque système éducatif dépendant, correspond une définition différente des règlements et programmes d’études.

Un autre aspect fondamental est la mise des savoirs au service de la production, c’est-à-dire, des propriétaires des moyens de production. La volonté de subordonner l’appareil scolaire à l’appareil économique est inconsistante en ce qu’elle prétend planifier l’éducation au service d’une économie libérale et sans planification... Cela a pour conséquence de laisser de côté l’aspect proprement symbolique qui est la marque de l’éducatif, pour mettre l’accent sur des services à impact technologique, que, soit dit en passant, très peu de métiers et de professions sont en mesure de promouvoir. C’est alors qu’insensiblement l’on abandonne la connaissance théorique, les humanités et la philosophie comme les sciences fondamentales et la pensée critique, toute l’activité se retrouvant concentrée sur la pure formation de techniciens et de professionnels destinés aux technologies que les entreprises peuvent absorber.

Lors des dernières années, la globalisation économique de type capitaliste a mis ses mécanismes au service du processus de marchandisation qui vient d’être décrit. L’Organisation Mondiale du Commerce prétend définir l’éducation comme un bien échangeable (par différence avec la culture pour laquelle on a obtenu une “exception” qui la libère de la condition de marchandise), avec l’intention de liquider toute régulation venant des États nationaux. D’après les promoteurs d’un tel processus, cela permettrait ainsi, grâce à l’enseignement à distance, de diffusser une éducation primaire depuis un pays du Centre vers un autre de la Périphérie, sans que ce dernier ait la possibilité de contrôler les contenus transmis. L’extravagance de cette prétention n’empêche pas que l’on continue à la soutenir dans le cadre des négociations actuelles au sein de l’OMC, les États-Unis, en particulier, maintenant leurs positions avec insistance, malgré les résistances ou réticences exprimées par les pays européens et latino-américains.

Enfin, l’inscription d’étudiants étrangers à des cursus universitaires de deuxième et troisième cycles dans les universités fait aujourd’hui l’objet d’une marchandisation internationale. En Australie, par exemple, le tiers des ressources destinées à l’enseignement supérieur proviennent d’une telle source.


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