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Date :  2002-12-20
langue :  Français
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L'autre

Autre

Source :  Christoph Wulf


Une personne n’est pas une unité singulière, mais elle est constituée de plusieurs parties contradictoires, chacune fragmentée par des intentions spécifiques. On peut aisément retenir la formule de Rimbaud : « Je est un autre ». Autrement dit, comme le soulignait Freud, le moi (das Ich) n’est pas maître dans sa propre maison. En réprimant les contradictions les plus évidentes, l’ego n’a de cesse d’essayer de forger sa propre liberté, une liberté cependant toujours limitée par des impulsions hétérogènes et des interdits normatifs. L'intégration de ce qui est exclu de soi-même dans l'auto-perception est indispensable pour toute acceptation de l'altérité extérieure.
Le moi et l’autre ne se rencontrent pas comme deux entités discrètes et closes. La complexité de leur relation émane de la genèse du moi, cerné et retenu, dans toute sa multiplicité, par l'autre. Un tel concept du "moi" ne devrait donc pas être pensé en tant que centre clos, mais plutôt en termes de fragments séparés par des ruptures, des fissures, et façonnés par l'influence des différentes formes et structures de l'autre. Ainsi, ne trouve-t-on pas l’autre seulement à l’extérieur de l’individu, mais également à l’intérieur. L'autre intériorisé par le "moi" rend le rapport avec l'altérité extérieure plus ardu. Cette configuration a pour conséquence l'impossibilité d'un point de vue déterminé avant ou au-delà de l'autre, car ce dernier est déjà inclus dans toutes les expressions du "moi".
Le caractère social des êtres humains est ainsi indiqué par la configuration qui lie le "moi" à l'autre: chaque individu a besoin des autres pour sa propre genèse. Selon Platon et Aristote, le développement humain, notamment dans l’enfance et la petite enfance, s’opère principalement par mimésis, c'est-à-dire à travers l’émulation de modèles et leur façonnement, de plus en plus indépendant et créatif. La dépendance de l’enfant vis-à-vis de l’autre, anthropologiquement déterminée, rend possible ce développement. Elle inclut les trois dimensions du temps: tout adulte qui s’occupe d’un enfant est lui-même le produit d’un processus culturel hétéroclite qu’il transmet à son tour, sous une « forme condensée », à la génération suivante. Dans le présent de l’enfant, il incarne l’histoire culturelle sous sa figure la plus récente. La rencontre avec la culture incarnée par l’adulte permet à l’enfant de poser les fondements nécessaires au façonnement de son avenir. D’une manière similaire, le besoin des autres forge la société de sorte que l’autre, à travers le passé et le présent, affecte non seulement l’individu mais également l’avenir.
Dans la mesure où l’identité ne peut être imaginée sans l'altérité, l’éducation intègre un lien relationnel entre un moi irréductible et fragmenté et la multiplicité de l’autre. Si la question de l’autre inclut la question du "soi" - ou vice versa -, alors les processus d’éducation sont également des systèmes d’auto-éducation. S’ils réussissent, ils ne mènent pas uniquement à la prise en compte de la non-compréhension de l’autre, mais aussi à l'étrangeté à l'égard du "soi" (Selbstfremdheit).
Au regard des développements sociaux actuels, visant une universalité qui démystifie le monde et anéantit l’exotique, les hommes risquent dans le futur de ne rencontrer qu’eux-mêmes, en raison d'un manque d'inconnu et d'un manque de confrontation avec celui-ci, confrontation sans laquelle aucun développement personnel ne serait envisageable. Si la perte de l’inconnu entraîne un danger pour le développement et l’éducation humains, alors les rôles protecteurs joués par la Selbstfremdheit ou l’aliénation du "bien connu" deviennent de plus en plus importants. L’effort visant à maintenir l’inconnu dans le monde intérieur ainsi que dans le monde extérieur serait de ce fait une opposition nécessaire à un universalisme qui n’a de cesse de gommer toutes les différences.

L’exposition à l’autre intérieur et le défi qu'il représente revêtent aujourd’hui une figure d’une importance nouvelle. Compte tenu de l'individualisation et de la différenciation croissantes caractérisant la vie quotidienne, le champ des décisions individuelles par lesquelles une personne peut mener une vie conforme à ses propres idées et notions s'élargit. Dans de telles conditions, caractérisées par la dé-traditionnalisation et les mondialisations, de nombreux éléments que l'on donne habituellement pour acquis demandent une attention particulière, une remise en cause et des décisions. Les critères d'une prise de décision individuelle sont devenus mobiles et requièrent eux aussi de la considération. Jamais, par le passé, n' a-t-on exigé de l'homme qu'il façonne de manière aussi active sa propre vie et qu'il en accepte la responsabilité – bien que fréquemment il tente de prendre des décisions dans des situations où le cadre de la prise de décision est, lui, figé. Les décisions individuelles concernent la formation des relations entre le connu et l’inconnu. La compréhension de l’intégrité de l’individu découle de la compréhension de la mise en danger de l’inconnu. La disparition de ce dernier pourrait aisément mener à la perte de cette individualité qui se constitue par l’expérience particulière de l’inconnu. L’intégrité de l’individu révèle les besoins présents en chaque individu pour la connaissance de soi. Cette dernière peut être entendue comme la conscience de ce que l’individu est devenu, de ce qu’il est et veut devenir.

L’individualité ne contient pas de noyau immuable: elle déborde de contradictions et de paradoxes et résulte d’une interaction dynamique avec la société. Aucun individu n'est auto-suffisant et ne peut bâtir sa vie seul. Tout individu a besoin d’une communauté ou d'une société à partir de laquelle au cours de sa vie il peut, par mimésis, absorber et adopter de nombreuses choses, puis les transmettre aux autres. Dans l’apprentissage et dans l’éducation, dans le travail et dans la politique, dans la joie et dans le malheur, chacun a besoin des autres. L’auto-compréhension naît de la vie avec les autres et de la reconnaissance que ceux-ci octroient à l'individu; cette auto-compréhension change de ce fait au cours de la vie. La généralité ne peut pas engendrer l'homme. Dans tout individu réside un élément primaire de non-identité, et cette non-identité constitue le fondement de l’intégrité de l’individu. La non-identité conduit à l’expérience de la Selbstfremdheit, qui représente l'une des plus importantes conditions du succès de cette rencontre avec l’autre.



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