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Date :  2001-02-14
langue :  Français
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Civilisation et Culture

Civilisation

Source :  Wolfgang Kaempfer


Elle est presque oubliée, cette vieille controverse sur la „culture“ (Kultur) et la „civilisation“ (Zivilisation) que mena Thomas Mann avec son frère Heinrich au cours des premières décennies du siècle dernier. La controverse gagna en importance bien au-delà de ce différend entre frères, elle suscita les prises de positions les plus variées, et incita à trouver des variantes toujours nouvelles d’une différenciation qui - au moins en ce qui concerne sa racine étymologique – est propre seulement aux langues germaniques. Tout au plus ce sont quelques adjectifs – "cultivé" en Français par exemple, ou "colto" en Italien – qui laissent entendre que cette différence n’est pas tout à fait étrangère aux langues latines. Evidemment "civilisé" ne veut pas dire la même chose que "cultivé", et "molto colto" en Italien peut désigner un degré d’éducation qui va loin au delà de toute "civilité".
Quoi qu'il en soit, il semble bien qu'il y ait une différence commune à ces deux concepts : celle à l'égard de la barbarie. Mais ce vieux mot désignant tout ce qui paraissait étranger aux Grecs de l’Antiquité, c'est-à-dire "non-grec", est au fond lui-même une partie, un élément, un ingrédient de „civilité“ et/ou de "culture" (au sens d’être cultivé) – et maintient pour cela même son actualité.
Thomas Mann considérait civilisation et culture comme des "opposés", comme "une des multiples manifestations de la loi éternelle du monde et du jeu tournant de l’esprit et de la nature". C’est pour cela qu’il ne pouvait attribuer qu’à "la culture" et non à "la civilisation" ce que jusqu’à nos jours nous avons l’habitude de nommer "barbarie". La culture, écrit-il, "n’est apparemment pas le contraire de la barbarie" ; elle serait plutôt "assez souvent un état primitif stylé, tandis que de tous les peuples de l’Antiquité seuls les Chinois étaient peut-être civilisés". En revanche, la civilisation signifie encore pour lui : „raison, rationalisme, Lumières, adoucissement, moralité, scepticisme, dissolution – Esprit“ (1)
Qu’est-ce que serait donc cet « Esprit » ? Hegel ne craignait-il pas déjà que le vide virtuel, laissé par la philosophie des Lumières à cause de son manque de justifications suprêmes, ne donne naissance aux „monstres de la croyance et de la superstition“ ? La Phénoménologie de l’Esprit parut en 1806 et en 1797-98 Francisco Goya réalisa toute une série de dessins ayant pour sujets ces "monstruosités". On se rappelle ce dessin qui montre la tête d’un dormeur, entouré d’un essaim de papillons fantomatiques et dont il tira le titre de la série : "Le sommeil de la raison produit des monstres". Je ne sais si Hegel prit connaissance de cette série – et de cette intuition, mais, quoi qu’il en soit, il la partagea. Et ce que Thomas Mann appelle encore d’une façon ingénue "l'Esprit" en l'associant avec "la raison", "les Lumières", "l’apaisement", "la moralité" etc., est déjà pour lui marqué par "le scepticisme" et "la dissolution". Tandis que "les cultures" laissent apercevoir "un ensemble, un style, une forme, une attitude, un goût" une certaine "organisation immatérielle du monde, si aventureux, grotesque, fou, sanglant ou effrayant que tout cela soit", la civilisation ne s’occupe d’abord que de la forme.
En effet, il y a ici deux formes d‘ordre et d‘organisation qui se font face, l’une „fermée“ et l’autre „ouverte“. La première possède une physionomie unique et peut se référer à la „nature“. La seconde est une forme rationnelle, qui ne possède plus de style ou de physionomie spécifiques. Son rapport au monde et aux choses n‘est plus symbolique mais scientifique. Elle ne représente plus les choses pour leur attribuer facultativement „un sens“, mais elle les mathématise et les codifie.
Ces deux formes d‘ordre ou d‘organisation supposent nécessairement deux formes de développement différentes. Si «l’ordre de la culture» se réfère essentiellement à la nature, s’il la «prolonge» à sa façon, il est soumis à un mode de croissance ascendant puis descendant, qui est irréversible et trace une courbe qui ne pourrait être répétée. Chaque re-naissance, quand elle ne mobilise pas elle-même un potentiel de croissance – comme la grande Renaissance Européenne – serait donc exclue ou resterait imaginaire comme les fantasmes de résurrection romantiques. Tout au contraire l’ordre de «la raison», «des Lumières», «du scepticisme», «de la dissolution», etc., favorise une croissance qui se déroulerait de manière réversible et cumulative, caractérisée par une pure addition (ou soustraction), qui « accumule » au sens d’une économie de stock, d’un « trésor », d’un capital. Cette croissance de la civilisation, contrairement aux courbes de « croissance culturelle », qui se tracent de façon ascendante et descendante, ne pourrait plus mener à une frontière immanente ni à une forme dans laquelle elle s’accomplirait. Elle aurait tendance à être illimitée et interminable comme la croissance économique, la croissance de la production ou encore la croissance de ce «trésor de savoir» (Nietzsche) qui a depuis reçu le nom modeste d’«information». On sait en effet depuis longtemps que parvenir à une vue d’ensemble est devenu impossible comme de décider quelles informations il faudrait considérer pertinentes.
La raison de cette forme de croissance qui prend en compte et favorise uniquement „une formation cellulaire“ – ainsi analogue à la cancérisation – devrait être cherchée en partie dans la figure scientifique de la philosophie du progrès moderne. Car la science ne peut accumuler que ce qu’elle-même fournit comme connaissances et découvertes. Hegel avait déjà mis en garde contre le fait qu’elle dépend des jugements assertoriques, qui ne peuvent que «déterminer» et «définir» ce que lui est fourni en matière d’expérience. Mais aucune «détermination», aucune «définition» ne peuvent être définitives, puisque «les révolutions scientifiques» nommées par Thomas Kuhn demandent de constantes «mutations de paradigme». Ainsi, au bout du compte, ce sont seulement les falsifications – et non les vérifications – qui peuvent prétendre à un caractère définitif, selon l’argumentation de Popper. Par conséquent le progrès scientifique – et «le processus de civilisation» lui-même (N. Elias) – tend vers l’infini. Il est une forme d’auto-mouvement, qui tend vers l’infini parce qu’il peut se permettre de ne jamais livrer sa justification dernière. C’est à la fois sa qualité et sa malédiction.
Dès lors, la reprise de ce vieux débat, qui suscita jadis de célèbres plaidoyers pour ou contre « la culture », pour ou contre « la civilisation », serait naturellement inutile. Dans le meilleur des cas, nous pouvons retenir et postuler « la contradiction », mais nous ne pouvons plus espérer y « intervenir » à travers « une prise de position » active ou passive. C’est que nous savons depuis que le spectre de la barbarie n‘a pas seulement accompagné les cultures historiques, mais aussi les civilisations, qui sont venues par la suite. D’après Vico, la barbarie civilisatrice, qu’il appelait la seconde barbarie – la barbarie du calcul méphistophélique, des actions calculées – est bien plus dangereuse que la première barbarie «naturelle». Le XXème siècle nous en a donné des confirmations abondantes.

(1) Gedanken im Kriege in : Politische Schriften und Reden, tome 2, Frankfurt/Main 1968.



(Sur la même problématique ou des thèmes connexes, nous recommandons l'article suivant du même auteur : Culture, civilisation et diversité culturelle)


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