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Date :  2003-02-17
langue :  Français
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Traduction

Traduction

Source :  Reyes Mate


La traduction est le thermomètre rationnel de l'unité. En Europe, lieu indiscutable de la pluralité des langues, ce que disent les statistiques, c’est que nous allons en arrière: de moins en moins de livres sont traduits d'une langue continentale à une autre — en particulier entre allemand, français et espagnol — et de plus en plus de l'anglais vers toutes les autres. Si l'on prend en compte le fait que la pensée va de concert avec la langue, la traduction unidirectionnelle de l'anglais en d’autres langues se traduit par un monopole de l'agenda mondial du débat d'idées et, en conséquence, par la diffusion et l'implantation des théories politiques, morales, scientifiques ou esthétiques formulées en anglais.
Une Europe qui se désintéresse de la relation entre sa diversité et sa pluralité linguistique et culturelle est une Europe qui se construit en conformité avec des valeurs auxquelles suffit une seule langue. Ces valeurs sont les chiffres. Que l'Union Européenne soit plus pythagoricienne que parménidienne, plus "de chiffres" que "de lettres", plus économique que politique, voilà qui reflète la marginalisation de la pluralité linguistique.

Walter Benjamin décrit la tâche du traducteur comme la "reconstruction du langage pur". Ceci ne correspond pas à ce que nous nous attendons normalement d'une traduction: qu'elle nous rende intelligible un texte écrit dans une langue que nous ignorons. D'autre part, personne n'écrit "en langue pure" mais bien dans des langues réelles qui sont fortement métissées. Alors ? La pureté de la langue est une façon de désigner le parcours qu'il s’agit d’accomplir afin qu’une langue déterminée obtienne un certificat de véracité; ce parcours consiste en un voyage vers le Paradis, vers la langue unique. Il faut souligner que ce certificat, une langue ne l’obtient pas par elle-même, avec ses seules forces, mais en prenant appui sur les autres langues.
Posons d'abord ce qu'une "vraie langue" n'est pas: elle ne consiste pas en l’opération de réception d'une langue originaire qui serait la possession de quelqu'un. Cette langue n'existe plus. Elle consiste, au contraire, à faire mûrir ce désir de plénitude, d'universalité, qui existe à l'intérieur de chaque langue grâce au souvenir qu'autrefois il y eut une vraie langue. Mais, pourquoi au moyen de la traduction ? Parce qu'à travers le contact entre langages qui ne se parlent pas se produisent deux phénomènes: en premier lieu, l'éveil des énergies endormies; à travers la translation ou traduction des langages se produit le miracle par lequel des paroles déterminées déploient de nouveaux signifiés, de sorte que notre langue, par l'impulsion de la langue que nous traduisons, s'enrichit de sens qui n’étaient pas imaginés. La langue étrangère est comme la terre d'exil de signifiés qui appartiennent à notre propre langue mais dont celle-ci n'avait pas de nouvelles. En second lieu, la traduction représente l’épreuve du feu pour des paroles et phrases qui, au moment de leur traduction, mettent en évidence leur futilité et leur insignifiance – de même qu'il y a d’autres textes qui gagnent à être traduits.
Afin d’expliquer cette virtualité de la traduction, Benjamin recourt à deux métaphores très éclairantes. D’abord, celle de la croissance. La traduction permet "que mûrisse la semence d'un langage pur". Une langue ne mûrit pas quand elle dérive vers la vraie langue (qui est unique), qu’il s’agisse d’une forme d'espéranto ou de langage universel. La maturation concerne une langue déterminée qui sera toujours particulière, et, en tant que telle, différente des autres. Le propre de la maturité, c’est d'incorporer de nouveaux signifiés à de vieux mots, des signifiés qui surgissent ou s'éveillent grâce à leur contact avec des mots étrangers. Dans une traduction, deux et deux font cinq, puisqu'en traduisant non seulement nous nous approprions le sens d'un mot étranger, mais de plus, si la traduction est bonne, le mot qui la reçoit et que nous connaissions déjà se charge d'un vouloir-dire qui le transcende, qui échappe à la traduction et nous laisse insatisfaits.
La seconde métaphore est celle de l'amphore brisée. Benjamin compare le langage à une ancienne et précieuse amphore qui jadis fut brisée et dont nous ne connaissons que des fragments et la légende d'une existence autrefois entière. Les langues existantes sont comme ces morceaux d'amphore qui invitent à la reconstruction de l'amphore originaire. Comme il n'y a pas de modèle sur lequel se fonder, il n’y a pas d'autre chemin que de trouver un à un les morceaux épars se correspondant. La traduction est une porte ouverte vers l'original, exilé dans la langue qui est traduite. Si l'on parvient à ce que la langue traduite et celle qui traduit forment un morceau de l'amphore, on aura avancé en direction du langage pur.

Jorge Semprún a écrit, en réponse aux défenseurs d'une Europe unilingue (comme le haut Moyen âge avec le latin), que cela supposerait non seulement de renoncer à sa propre histoire et à ses racines communes (qui aujourd'hui ne peuvent être jointes que grâce à la diversité culturelle et linguistique), mais aussi une menace pour la construction démocratique. Le dêmos de la démocratie n'est pas un peuple abstrait, uniforme et interchangeable, mais singulier en chaque lieu, puisque ce qui fait d'un collectif un dêmos, c’est son histoire, sa culture, sa mémoire. La construction d'une Europe démocratique "peut seulement se construire à travers la diversité", c'est-à-dire d’abord au moyen de la traduction et de l'apprentissage de plusieurs langues. Les deux exigences sont complémentaires au sens où les langues ne s'apprennent pas pour éviter la traduction, mais au contraire parce que la traduction enrichit la pluralité. Parler la langue de l'autre facilite la communication, en même temps que cela favorise la maturation de sa propre langue.

Ajoutons que ce qui est dit ici de l'Europe est valable pour tout autre lieu. A chaque fois que nous pensons au monde (Menscheit) comme Humanité (Menschlichkeit), c'est-à-dire à chaque fois que nous voyons la communauté des hommes sur le chemin de la conquête de l'être humain de l'homme (Menschlichkeit), il faut imaginer un chemin à créer; et la clé pour avancer dans cette direction n'est pas donnée par elle-même mais vient des autres. La traduction est l'expression linguistique d'une stratégie de coexistence dans laquelle les contenus de la politique, de la morale ou de la vérité apparaissent non comme des titres de propriété que chacun pourrait revendiquer mystérieusement, mais comme les résultats d'une rencontre, comme des découvertes qui viennent précisément de l'autre. C'est pourquoi la vérité ainsi acquise transcende le "mien" et le "tien" et se trouve être universelle.


Bibliographie indicative.

Derrida, Jacques, "Des Tours de Babel" en L’art des confins, sous la direction de Jean-François Lyotard, PUF, Paris, 1985.

Peñalver, P. "El imperativo del origen y la tarea de la traducción", en ER, 5, Séville, 1987.

Reyes Mate, "El lenguaje" in Heidegger y el Judaísmo, Anthropos, Barcelona, 1998.

Benjamin, Walter, "La tâche du traducteur", in Gesammelte Schriften, IV/1, Suhrkamp, Frankfurt/Main, 1972.

Wisenthal, Liselotte, Zur Wissenschaftstheorie W. Benjamins, Athenâum/Verlag, Frankfurt, 1983.


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