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Date :  2001-08-29
langue :  Français
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Cultures urbaines

Cultures urbaines

Source :  Philippe Mourrat


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Depuis la fin des années 70, des pratiques collectives d’expression ont connu un important essor sur des territoires plus réputés pour leurs dérives sociales: les banlieues, les quartiers, les zones suburbaines. Au centre, celles qui se revendiquent du mouvement hip hop: danse, rap, d-jaying, graff, tag etc.; à la périphérie, une myriade d’expériences répondant plus ou moins aux critères qui définissent habituellement le périmètre du champ artistique.

C’est là d’ailleurs une des caractéristiques communes à ces «nouvelles expressions» : elles méconnaissent les cadres établis, institutionnels, académiques, censés servir sinon de foyers, du moins de références à l’activité culturelle et artistique. Elles naissent moins dans l’opposition à un système que dans une relative ignorance de ce système. Sommairement rassemblées sous le label de «cultures urbaines», du fait de l’empreinte des territoires qui les ont vu naître, ces aventures créatives ont d’autres caractéristiques fortes. Elles sont en majeure partie le fait d’autodidactes. Elles sont le plus souvent nées dans des contextes de précarité économique, d’étouffement par la normalisation, de dérèglement social. Elles sont le reflet de leurs acteurs: nourries d’une diversité de cultures, de métissages, de déracinement, de rencontres multiples et d’affirmations identitaires.

Car cette émergence semble bien l’héritière des mouvements de population générés par les sociétés industrielles et post-industrielles: exode rural d’abord, immigration de main d’œuvre étrangère ensuite. A la fin du 20ème siècle, l’appauvrissement du Sud et la multiplication des conflits ont accru ces flux de celui des réfugiés économiques et politiques. Ainsi les banlieues de chaque grande ville à travers le monde sont le réceptacle d’une population déracinée sans grand espoir de retour, confrontée à la nostalgie de ses racines, à la culture du pays d’accueil, à celles des autres «déracinés», enfin à une explosion des moyens de communication. Dès la deuxième génération, le sentiment d’abandon, de non-appartenance prend le dessus, et avec lui la nécessité de construire de nouvelles identités collectives.

La globalisation des activités économiques joue un rôle central dans ce processus. Elle qui est censée fonder un monde commun tend plutôt à le «surdiviser». De leur côté, les cultures urbaines engendrent un langage qui présente le paradoxe d’être à la fois très affectivement lié au petit territoire qui les voit naître (quartier, cité), et de prétendre à une certaine universalité, tout au moins une négation des frontières. Ainsi, les rassemblements hip hop voient-ils se côtoyer la revendication de l’appartenance à un quartier précis, voire à un bloc d’immeubles, mais aussi à la «Zulu Nation», qui transgresse les nationalités et réunit des individus de tous les continents partageant les mêmes valeurs exprimées en danse, en musique ou en graff.

Si cette double appartenance au global et au local n’est pas le monopole des cultures urbaines, on peut toutefois souligner l’importance donnée à la Cité (la récurrente «Téci» des textes de rap). Et cela n’est pas sans évoquer le geste d’Aristote qui, contemporain du changement d’échelle économique et historique provoqué par les conquêtes d’Alexandre et l’extension sans précédent du monde connu qui en résulte, choisit de privilégier la forme pour ainsi dire anachronique de la «Cité» (1).

Ce rapprochement n’est pas anecdotique si on met en perspective le phénomène «cultures urbaines» dans un ensemble de mouvements, de recherches, de curiosité pour des questions à priori négligeables ou périmées par rapport aux enjeux de «la mondialisation». Sur le plan économique, on pense à la création d’économies nouvelles aux bases communautaires; sur le plan politique, aux élaborations en cours de contre-pouvoirs. Sur le terrain de la culture, ce sont les groupes sociaux et les territoires en butte à la normalisation qui, contraints de résister, fabriquent de l’expression, inventent de la richesse.

Car les cultures urbaines, si elles représentent une réalité assez massive et cohérente, ont aussi pour mérite d’attirer l’attention sur une mouvance dont elles sont emblématiques mais qui déborde le cadre de «l’urbain». Cette mouvance est difficile à décrire sans simplification abusive, mais on peut risquer l’idée qu’il s’agit essentiellement d’un rapport renouvelé entre pratiques artistiques et populations, territoires et création. Elle permet de rompre avec une vision essentialiste de l’art: l’excellence et la singularité de l’artiste ne sont plus considérés comme premiers, et c’est dans le rapport au vécu que l’œuvre prend corps et se révèle un autre moyen de communiquer.

Les territoires et groupes sociaux menacés sont particulièrement actifs au sein de cette mouvance, l’uniformisation galopante ne leur laissant le choix qu’entre la mise au musée du folklore et la création fondée sur leur singularité propre. La lutte pour la culture des sourds est un bon exemple; celle pour la création artistique en milieu carcéral aussi; celle des minorités immigrés est particulièrement intéressante.

Quand il ne s’enferme pas dans des survivances figées, un tel mouvement contribue à une vision interculturelle du monde. Il amène à envisager la culture non plus comme ordre ou comme système, mais comme action, comme communication. C’est une façon de briser l’imagerie exotique qui enferme la diversité, l’isole et la «congèle» pour mémoire. Dans cette perspective interculturelle, la pluralité et la diversité auxquelles nous confrontent quotidiennement les mondialisations ne sont plus seulement des situations constatées, mais des potentiels d’action, de création, de rencontres, d’initiatives (2).

Les cultures urbaines et, plus généralement, la mouvance culturelle et artistique dont elles sont révélatrices, correspondent donc bien à une dynamique de réappropriation active, localisée et singularisée, d’une culture mondialisée. Elles opposent à l’uniformisation de celle-ci, sa propre potentialité à porter les couleurs du monde, à les recréer sans cesse.

Pourtant, la marchandisation, l’instrumentalisation, l’enfermement populiste ou élitaire menacent ces pratiques culturelles comme toutes les autres, et peut-être plus encore du fait de l’originalité des marchés qu’ils ouvrent, à la mesure du fait que les classes populaires deviennent consommatrices d’art. La mouvance résiste assez bien parce qu’il s’agit au moins autant de pratique que de consommation, d’interaction que de diffusion spectaculaire. La récupération du rap par le show-business et l’industrie du disque montre bien cependant que le danger existe. Sous couvert de démocratie culturelle, on ne peut réduire les «cultures urbaines» aux vitrines éphémères de manifestations purement médiatiques. Nous assistons à l’émergence d’enjeux artistiques nouveaux sur la toile de fond d’un déplacement des pratiques politiques, sociales et culturelles. La mosaïque des concepts est mobile. Les données se présentent comme des synthèses provisoires intégrant l’aléatoire et l’incomplétude. Il faut ainsi concevoir ces propositions artistiques d’abord comme des démarches d’élaboration, d’exploration et de recherche, et non les réduire à des produits de communication et d’échange.

On perçoit que la voie est étroite entre, d’un côté, un terrorisme intellectuel qui réduirait l’art et la culture à une conception très «universitaire», refusant d’accorder le statut d’œuvre à ce qui sortirait des rails labellisés et corporatistes; d’un autre côté, le pragmatisme ambiant qui fait feu de tout bois au prétexte de la «différence» et de «l’innovation». Sortir du climat passionnel inhérent aux milieux culturels et artistiques, problématiser l’approche des cultures urbaines, réfléchir à leurs conditions d’apparition, de confrontation et d’émancipation, apparaissent comme des tâches indispensables, si l’on souhaite que cette émergence interroge et dynamise l’interculturalité dont elle participe.


(1) cf. l’article «Monde» (l’objet de pensée ---) , de Stéphane Douailler
(2) cf. l’article Interculturel et multiculturel, de Martine Abdallah-Pretceille


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