Depuis le G8, on a glosé sans fin sur les formes de violence qui l'ont illustré, le degré qu'elles ont atteint, les diverses responsabilités qu'elles engagent. Mais sur le pourquoi effectif de telles violences, le silence est troublant.
Car si la violence a atteint un tel degré à Gênes, ce n'est nullement affaire de «dérapage» (contrôlé ou pas), encore moins de responsabilités individuelles que l'on pourrait solder par le limogeage de «fusibles» maladroits. Ce ne peut être une simple «affaire italienne», une affaire de troupeau qui isolerait un mouton noir fascisant au milieu de six ou sept blanches brebis démocratiques... En bref, les turpitudes avérées du gouvernement italien ne suffisent pas à rendre raison de cette misérable affaire. Au contraire, elles ne font qu'occulter le sens de ce qui s'est noué à Seattle, à Prague, à Nice, à Québec, à Barcelone, à Göteborg, à savoir une controverse fondamentale, qui vaut bien aujourd'hui ce que valut jadis celle de Valladolid. Parce qu'elle engage toute une vision, non seulement du monde et de «la mondialisation», mais aussi de l'exercice et du partage des pouvoirs dans la société contemporaine, et, finalement, de «la démocratie». Et à cette aune-là, le «cas génois» n'est que l'arbre qui cache la forêt des véritables enjeux!
En effet, la controverse de Gênes, cette controverse si puissante qu'elle pourrait bien bouleverser tout notre horizon familier, n'est autre que celle de la légitimité des gouvernés à prendre part aux décisions politiques et économiques engageant le devenir de l'humanité.
Car, qu'est-ce qui suscita l'hostilité du Premier ministre canadien à Québec en avril ? Qu'est-ce que le Président américain jugea également insupportable ? Qu'est-ce qui fit sortir de ses gonds le «modéré» Tony Blair? Ce n'est certes pas la présence de manifestants internationaux dans les rues. Tout homme politique de premier rang est (censé être) rôdé aux multiples formes d'opposition que génère sa charge. Alors, qu'est-ce qui rassemble ces leaders et leurs collègues sur l'essentiel çi avant, pendant et après Gênes? Rien d'autre que la prétention commune et indivise que leurs gouvernements détiendraient seuls «la légitimité» de penser, de décider et d'agir politiquement, en raison du vote démocratique leur ayant conféré les instruments du pouvoir, tandis que «la société civile» serait dépourvue d'une telle légitimité.
Cette controverse, il serait tentant de la réduire à peu de chose au motif qu'elle serait immémoriale. Pour autant, il faudrait aussitôt constater qu'elle a pris en peu de temps une figure nouvelle et critique. Cela depuis que de nombreuses «organisations de la société civile» ont convergé pour établir les liens entre, d'une part, la direction univoque (et multiplicatrice d'inégalités) donnée au processus de globalisation industrielle et financière (qui n'est que la forme la plus immédiate de «la mondialisation») et, d'autre part, les formes de «gouvernance» oligarchique (G8, G20, Conseil de sécurité, directoires des organismes multilatéraux, etc.) qui semblent favoriser cet unisson de «la mondialisation».
Or c'est précisément de ce point d'achoppement que surgit la confusion actuelle sur ce que l'on désigne par l'expression d'«anti-mondialisation». On a déplacé (par négligence ou par cynisme?) un débat qui était celui de la légitimité à gérer les affaires du monde d'une manière privative vers un autre débat, mensonger: celui de savoir si l'on serait «pour ou contre la mondialisation». Mais «l'anti-mondialisation» et «l'anti-mondialisme» n'existent pas! Ce ne sont que des notions dénuées de toute autre valeur qu'instrumentale, des inventions tactiques qui désignent au chaland les deux repères d'une lutte manichéenne (Bien et Mal, comme toujours), et qui ne font qu'éloigner du sens même de la controverse. En vérité, on ne peut plus aujourd'hui parler de «mouvement anti-mondialisation» autrement que par paresse d'esprit ou convention maligne. Car ce ne sont pas les processus de mondialisation dans leur diversité - les mondialisations - que dénoncent les protestataires de Gênes et d'ailleurs. Ce qu'ils mettent en cause, c'est la manière privative dont les gouvernants entendent continuer à gérer les questions infiniment complexes et contraignantes que les mondialisations engendrent. C'est la privatisation de «la mondialisation» - affublée de ce singulier qui prétend définir un seul cap, dont on ne saurait dévier -, c'est une telle privatisation du monde, en définitive, qui est rejetée par ceux que l'on amalgame sous le label de «société civile».
Si donc les manifestants s'opposent à quelque chose, c'est d'abord au déni de légitimité qui leur est infligé par des gouvernants n'entendant pas céder une parcelle de leurs attributions - «démocratiques» en droit, et oligarchiques, de fait.
Alors la violence tant décriée par les bonnes âmes prend un tout autre sens. Car s'il y a violence vive, hyperbolique et croissante, c'est que la controverse n'est superficielle aux yeux de quiconque. D'un côté, il y a violence d'Etat, relayée par son appareil policier, parce que l'Etat en la personne de ses dirigeants s'estime directement menacé. Car il ne peut ni ne veut supporter une contestation de sa légitimité à diriger les affaires publiques. C'est pourquoi il n'hésite (et n'hésitera) à employer aucun moyen de coercition afin de maintenir l'intégrité de «son patrimoine» de pouvoirs. Pas même les méthodes les plus radicales des années 1970. D'un autre côté, la vraie violence des manifestants ne peut être confondue avec celle, physique, des poignées de provocateurs manipulés ou manipulant. La violence de «la société civile», telle que perçue par les Etats, c'est son concept même: cette ambition exorbitante d'obtenir une part reconnue et consistante au partage des principaux pouvoirs politiques et économiques. Si la furie des Etats et celle des protestataires se déchaîne lors de la période à venir, nul ne pourra donc s'en étonner!
Que faire, dès lors, pour éviter le pire?
D'abord, cesser de perpétuer les représentations et interprétations consternantes de «l'anti-mondialisation», qui occupent l'essentiel de l'espace politico-médiatique.
Ensuite, poser les conditions nationales et internationales d'un véritable dialogue délibératif entre gouvernements et institutions multilatérales, d'un côté, organisations et groupes non organisés de «la société civile», d'un autre côté. Dialogue à initier dans les délais les plus brefs, mais aussi sans restriction ni limites a priori.
Enfin, étudier de manière critique la faisabilité d'une «Organisation de la Société Civile Internationale», telle que proposée dans un autre article (Le Palimpseste de Gênes), ou de toute autre instance représentative (largement promue par les acteurs présents de «la société civile»), dont la mission serait de soutenir un dialogue permanent avec les gouvernements et les institutions multilatérales.