En 1989, Francis Fukuyama publia sa fameuse étude, intitulée La fin de l'Histoire et le dernier Homme (1) , qui gagna très vite une réputation mondiale. On se rappellera qu'à l'époque où Fukuyama écrivait ce texte, l'URSS existait encore comme «État géant», avant les évènements décisifs que l'on connaît.
Fukuyama a entrepris l'effort de penser le processus historique que l'on appelle à partir de 1985 «glasnost», puis plus tard «perestroïka», et de le situer dans le cadre de l'histoire universelle. La notion d'«histoire universelle» nécessite d'être clarifiée. Il faut ainsi opérer une distinction nette entre Histoire et philosophie de l'Histoire, mais aussi entre philosophie de l'Histoire au sens traditionnel et «histoire universelle» (« universal history» dans le monde anglophone). La différence entre ces deux «philosophies de l'Histoire» est considérable. Une «vraie» philosophie de l'Histoire est appelée à reconstituer le processus intégral de l'évolution humaine du point de vue de la philosophie. De manière bien différente, la tâche fondamentale de l'histoire universelle ne consiste pas à représenter intégralement la totalité du processus historique, mais elle doit exprimer ce processus sous la forme d'un concept unique, susceptible de l'éclaircir complètement.
Pour illustrer cette différence, Hegel, dans ses Conférences sur la philosophie de l'Histoire, parle en tant qu'«élaborateur» de la philosophie de l'Histoire au sens classique. Simultanément, son concept de la lutte pour la reconnaissance entre maître et esclave - que l'on retrouve dans la Phénoménologie de l'Esprit, en particulier - représente l'une des conceptions-clés de l'histoire universelle des temps modernes dans un contexte européen. C'est la preuve que les deux types de philosophie de l'Histoire peuvent être articulés par un même auteur.
Par ailleurs, le point de vue le plus répandu sur la définition de l'Histoire est précisément qu'elle se réalise au travers de la relation abondamment interprétée entre maître et esclave (par la «lutte des classes», par exemple), et que la fin de cette lutte éternelle signifierait la fin de l'Histoire.
La question qu'il faut se poser ici est de savoir si l'importance globale de la «perestroïka» de Gorbatchev et le processus qui en a découlé furent vraiment essentiels du point de vue de l'histoire universelle. Étant donné que plusieurs réponses sont possibles à cette question, on laissera la réponse définitive aux générations à venir. On se contentera donc de souligner que, pour juger de l'«essentialité» de ce processus historique du point de vue de l'histoire universelle, il faut pouvoir dire s'il a été capable de mettre fin à la division du monde en deux, qui fut le facteur le plus décisif de l'histoire universelle après 1945, et qui a engendré une guerre «latente» et «omniprésente»: la guerre dite «froide». Une division en deux qui recula au fur et à mesure des différentes étapes de «la détente».
En effet, la «guerre froide» suscita la confrontation de deux parties du monde. Une confrontation de deux systèmes politiques complétée par une confrontation d'idéologies et de visions du monde. Dans ce monde divisé en deux, on voyait en réalité deux mondes distincts. Lorsqu'on réussissait à traverser les frontières, ce passage était considéré comme un crime majeur, et on a prohibé les contacts entre les deux mondes. L'image de l'ennemi est devenue une réalité quotidienne, et l'identité propre de chacun fut exclusivement définie sous la forme de ce lien concret et achevé de l'ennemi et de l'ami.
L'idéologie soviético-marxiste concevait le monde occidental comme monde principalement réglé par la relation entre maître et esclave, et elle faisait de même pour tous les triomphes du libéralisme. Fukuyama estime que le refus de cette relation est à interpréter comme un symptôme crucial à l'aune de l'histoire universelle. De son côté, «le monde occidental» se définissait à l'inverse sous la forme d'une société qui dépasse (métaphoriquement) la relation entre maître et esclave, et qui constitue ainsi également (toujours d'une manière métaphorique) une "fin de l'Histoire". Pourtant, de la confrontation entre ces deux hémisphères (se considérant chacun comme "fin de l'Histoire") résulte une unité qui ne représente pas encore "la fin de l'Histoire".
Quel fut donc l'impact de la fin de la division en deux, réalisée par Gorbatchev? Tout comme de la scission en deux résulta «l'infrastructure» de la globalisation, par le même mouvement fut produite la forme concrète de globalisation qui est effectivement celle de notre époque. Le monde divisé en deux apparaît ainsi comme un facteur créatif dans l'histoire de la mondialisation. C'est la raison pour laquelle la fin de la division en deux se révèle aussi comme un fait décisif. Et, de ce point de vue, "la fin de la division en deux" a bien représenté "la fin de l'Histoire".
(1) Paris, Flammarion, 1992.