Ref. :  000000163
Date :  2001-01-28
langue :  Français
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" Monde" (l’objet de pensée ---)

Monde

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Cinq siècles avant notre ère, les premières pages de l'Histoire d'Hérodote décrivent le monde connu comme un monde d'échanges conflictuels entre peuples fait de commerces malhonnêtes, d'enlèvements de femmes, de délégations d'ambassadeurs hypocrites et de coups de mains vengeurs. Elles racontent au sein de ce monde, caractérisé par un réel sans vérité ni probité, le surgissement d'un événement «déraisonnable» : la grande expédition des Grecs s'en allant détruire la cité de Priam sous prétexte que son fils s'était pris de fantaisie dans ce contexte douteux de se procurer une femme en Grèce par le moyen d'un rapt. Relues à plusieurs siècles de distance, ces pages continuent de distribuer les deux grandes manières dont nous semblons disposer pour penser le monde : la manière «perse», qui qualifie de «déraisonnable» les graves déséquilibres que les Grecs prirent le risque de déclencher en refusant de céder sur la question peut-être relative d'Hélène enlevée; et la manière «grecque» qui s'accommode ordinairement du monde des échanges douteux mais en brise parfois la continuité silencieuse en mettant en scène certains épisodes sous la forme d'enjeux fondamentaux, et alors tout à coup investis de vérité, du monde, dans lesquels elle jette toute sa puissance. Ces deux manières d'aborder le monde se rencontrent, on le sait, dans la station de ski de Davos. L'art planétaire de l'équilibre économique, financier et commercial y discute avec les événements déraisonnables de la guerre du Golfe ou des utopies accompagnant la Net-économie.

L'institution du Forum social mondial de Porto Alegre, qui porte à la dignité une autre discussion du monde, celle qui tire les leçons de groupements solidaires, de résolutions de difficultés locales, de victoires associatives, requiert plutôt d'être comprise à partir d'une autre logique. Par certains traits, elle rappelle un geste de la pensée d'Aristote, singulier si on le rapporte à son temps. Aristote est en effet le strict contemporain du changement d'échelle économique et historique effectué par les campagnes d'Alexandre. Il est, au sein du monde antique, un témoin privilégié d'une situation nouvelle faisant que toutes questions politiques ou économiques paraissent devoir être posées dorénavant à l'échelle du monde unifié par Alexandre. Il assiste à la tentative d'Alexandre de créer, par la fondation de multiples Alexandries, par le mariage de ses généraux avec des princesses étrangères, par l'interpénétration des murs, des cultes ou des langues, un pays aussi grand que le monde. Or c'est face à cette extension sans précédent du monde connu qu'Aristote choisit de ressaisir une vérité profonde de la forme d'existence politique des hommes et du monde qu'ils habitent dans quelques images d'économie domestique et de cités-nations (Politiques, I, 2). L'attitude d'Aristote surprend, quand elle ne déçoit pas. Il semble qu'on doive déplorer chez lui une hésitation devant une illimitation du monde dévoilée par Alexandre et un recul vers des formes traditionnelles. Il n'aurait pas été à la hauteur des défis de son temps. Mais, si tel était le cas, ne serait-ce pas précisément le reproche qu'on pourrait faire à des recherches contemporaines qui culminent aujourd'hui à Porto Alegre ? Qu'espère-t-on trouver dans l'économie informelle, les expériences fragiles de banques des pauvres, les initiatives des systèmes d'échanges locaux (S.E.L) ? Ne revient-on pas ici, comme Aristote, à des questions négligeables ou périmées par rapport aux enjeux de ce qu'on nomme "la mondialisation"? Ne faut-il pas appliquer à ces recherches en économie le diagnostic que Walter Benjamin portait dans Paris, capitale du XIXème siècle sur les images de désir de l'utopie fouriériste, dont il montrait qu'elles orientaient les rêves collectifs vers la venue d'un nouveau mode de production, mais qu'elles parvenaient seulement à prendre une distance critique par rapport à un présent aperçu dans ce qu'il a de vieilli tout en empruntant à des représentations immémoriales de pays de cocagne ? Plus, peut-être, que cela, le monde qui s'affirme à Porto Alegre semble pouvoir être dit une affirmation-de-monde. Il est l'affirmation qu'il y a bien quelque chose de tel qu'un monde, c'est-à-dire l'affirmation, en particulier, que l'ensemble de ce qui est «et sans aucun oubli de ce qui est» forme un monde. Il pose qu'il existe un plan de réalité où l'inconciliable de ce qui existe est concilié. Toutes sortes de réalités séparées par une forte dose d'incompatibilité ne laissent pas de coexister. «Monde» est l'affirmation de cette coexistence, même si le plus souvent elle demeure obscure. Et alors, se jeter à bras le corps dans cette obscurité comme faisaient les généraux d'Alexandre apprenant toutes les langues, épousant toutes les princesses étrangères, accueillant toutes les nouveautés, ne jette pas forcément plus de lumière sur l'unité obscure du monde que revenir au déchiffrement et au partage des premiers gestes de la citoyenneté et de la solidarité.


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