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Date :  2001-07-20
langue :  Français
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Sexes et genres

Sexes et genres

Source :  Rada Iveković


Les expressions anglo-saxonnes de "sex" et "gender" doivent décider si la dévalorisation des femmes, qui semble universelle, est basée sur la nature. Toutes sortes de raisons “naturelles” pour cette dépréciation – parmi lesquelles leur “faiblesse” - ont été avancées. D’autres ont nié ces raisons et invoqué les “bonnes” qualités des femmes pour restituer une certaine équité. Pour ce faire, ils ont distingué, d’une part, un état de nature caractérisé par les différences (dont le sexe), et sur lequel l’histoire fait reposer l’inégalité, qui produirait, d’autre part, le “sexe social” (le genre). Selon eux, il n’y a pas de raison suffisante pour que le premier produise le second. Cependant, nous le constatons: les inégalités sociales des sexes sont justifiées et légitimées par des raisons “naturelles”, présentées elles-mêmes comme causes originaires. Mais l’argument est circulaire, que l’on reconnaisse ou non le bien-fondé de la subordination des femmes aux hommes, parce que l’on se réfère en général soit à la nature - pour justifier la discrimination, soit à une fiction de la nature - pour la condamner. On aurait alors affaire à un semblant de nature qui fonctionnerait de la même manière qu’une vraie nature. Une “vraie” connaissance de la nature permettrait de comprendre que celle-ci n’est pas à la racine du sexisme. Mais le fait que la nature, dans un cas de figure, aussi bien qu’une nature imaginaire dans un autre, fonctionnent de la même manière en reproduisant la même dévalorisation du féminin – montre bien que rien de tel que la “nature” authentique n’existe pour l’humain.

Ce qui est à l’œuvre dans ce jeu, c’est un processus de symbolisation, une opération mentale collective transmise de génération en génération. Il n’y a ni nature ni sexe à l’état intact qui ne soient réfractés par la culture et la raison, et ce qui a été entendu comme cause n’a été que raison donnée.

Les termes “sex” et “gender” ont été très utiles pour distinguer entre un processus historique de structuration sociale avec une hiérarchie des rôles pour chaque sexe (secondaire), et, par ailleurs, la différence biologique à proprement parler (primaire). Cette distinction est théoriquement difficile à soutenir, bien que politiquement relativement efficace. Elle est en même temps un instrument de socio-analyse fonctionnel pour écarter les couches de naturalisation qui empêchent d’emblée de détecter la domination. La dualité même de la présentation de notre pensée nous inculque des “valeurs” complémentaires positives et négatives qui sont hautement sexuées et indépendantes de notre volonté. Ainsi nous pouvons les renverser et préférer, par choix, certaines qualités “féminines”, mais il reste toujours qu’elles sont issues de la suprématie et de l’oppression.

L'articulation et le glissement entre les deux termes révèle l'ordre patriarcal: le sexe (le genre) est devenu une catégorie normative par «appel à la nature». Il est aussi l'important paramètre selon lequel le bien et le mal, l'extérieur et l'intérieur, le public et le privé (ainsi que d'autres dichotomies) se répartissent. Cette distinction, quoique possible en d'autres langues - sexe & genre -, n'est pas toujours aussi bien tolérée qu’en anglais. Dans cette langue, elle a été fortement influencée par les «women's studies», pour des motifs politiques. En effet, il est politiquement utile jusqu'à un certain point, pour les femmes, de pouvoir faire la distinction. Mais à trop vouloir la souligner, on arrive parfois à affirmer, à l'opposé de l'intention première, une nature féminine singulière figée. La distinction anglo-saxonne présuppose un appareil catégoriel qui lui est propre. Celui-ci est préoccupé par la naturalisation possible de la catégorie sociale de genre. Par contre une essentialisation de la catégorie biologique de sexe semble moins inquiéter. Les sexes sont des relations, non des catégories fixes au contenu déterminé. En dernière analyse, la nuance maintenue rigidement entre les deux termes renverrait à une sorte de dualisme anti-matérialiste insurmontable de l'âme et du corps. Il faut l'entendre comme un rapport mouvant entre les deux termes.

La distinction entre sexe et genre vaut exactement ce que vaut la différenciation anthropologique entre nature et culture soutenue par Claude Lévi-Strauss. Au-delà d'une première utilité descriptive, elle est bien la perspective qui a amené le structuralisme à figer ses catégories, et qui a dû être aménagée par la suite, pour ne pas devenir ultérieurement un obstacle à la compréhension de la dynamique sociale et des agencements de désirs. La différenciation pointilleuse entre sexe et genre amènerait, en effet, à congeler une "nature" biologique immuable des sexes, ne tiendrait pas compte du rapport, et reconduirait les deux au concept d'identité. Cette dichotomie (nature-culture, sexe-genre), lorsqu'elle est affirmée au sein d’un discours clos, finit elle-même par être inscrite comme fonction du langage et ingrédient "naturel", donc "déterminant" de l'histoire. Alors que l'intention première est de soutenir, par l'introduction de cette distinction, l'historicité du rapport et de montrer que la nature ne détermine pas la culture (ni le sexe, ni le genre), l’insistance sur la distinction de fait, par son articulation arrêtée, la transforme hélas! parfois, en fatalité.

Il s'agit pour la philosophie de travailler sur l'articulation mouvante entre ces deux termes ouverts et soumis, tous deux, à l'histoire et, justement, de déconstruire l'assise et la justification idéologique, métaphysique, du concept de gender, dans et par celui de sex. Il n’y a pas de sex précédant le gender. Mais le “genre” produit le “sexe” comme son image - sous condition - du “naturel originaire”. Dès lors, on peut renverser le rapport, et dire que le genre est à l’origine du sexe, à force de le répéter. Le sexe ne serait alors que le lieu - lui-même arbitrairement désigné - de la négociation, ou le fantasme d’une identité de genre, mais aussi de toute autre identité (1). Le partage (imaginaire) entre sexe et genre se décide à chaque instant en chaque personne, et une redéfinition se met alors en place. Pour la philosophie, consciente de la complicité possible entre l’identité en devenir qui prend forme autour du “je” avec un certain pouvoir (passant par le langage), le premier terme (sexe) sera soumis aux mêmes soupçons et apparaîtra plutôt à son tour comme "en-gendré", c'est-à-dire aussi construit que tout autre. L'identité de gender n'est pas moindre que toutes les autres – elle est fictive(2).

Toute définition du sexe et du genre, du féminin et du masculin, apparaît comme une chimère.


(1) Pour J. Butler, Bodies That Matter. On the Discursive Limits of “Sex”, op. cit., p. 100.
(2) Etienne Balibar et Immanuel Wallerstein, Race, Nation, Classe. Les identités ambiguës, La Découverte, Paris, 1988, et autres écrits de E. Balibar.

(Sur la même problématique ou des thèmes connexes, nous recommandons l'article suivant du même auteur : Le système libéral totalitaire et la question des sexes/genres)


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