En Europe, le mot de " politique culturelle " connaît depuis quelques décennies, une fortune proportionnelle à son imprécision (Vincent Dubois, 1999). S’agissant d’une catégorie nouvelle d’intervention publique, le terme recouvre une réalité diverse selon le champ d’intervention visé, la définition anthropologique ou artistique du mot de culture et l’organisation politico-constitutionnelle des Etats. A ce propos, Michel Schneider remarquait en 1993 : " On peut (…) décrire les liens entre culture anthropologique et culture artistique en termes de continuité ou de rupture, la seconde étant en rupture avec la première. L’art est une critique de la culture, au sens où il la met en crise. " Quant aux relations anciennes entre art, culture et commerce, elles ont pris, depuis deux décennies, une acuité inédite, appelant de nouveaux modes de régulation.
Les politiques culturelles cristallisent des tendances contradictoires, voire opposées et une difficile synthèse s’opère entre politique culturelle et politique artistique. Jean-Michel Djian analyse en 2004, le cas français autour de cette dualité, selon lui, présente dès l’origine du ministère français de la Culture : " Il existe de fait, à la naissance de la 5ème République, une double légitimité en matière de politique culturelle, celle, officielle, décrétée par l’Etat et qui revendique la sienne au nom de l’ " accès du plus grand nombre aux œuvres capitales de l’humanité " et l’autre, officieuse, des acteurs d’une économie artistique, artisanale, diversifiée qui défend ( mal) l’idée que les cinéastes, les écrivains, les peintres ou les chanteurs sont la légitimité même de la vie culturelle et qu’en conséquence, seul le public peut les sanctionner. "
Une évolution convergente des pays européens
L’on peut observer en Europe, des constantes et des parallélismes, à défaut de convergences. Quelle que soit l’organisation institutionnelle – compétences exclusives des Länder allemands sur l’éducation et la culture, " communautarisation " belge, Etat national doté de fonctions législatives et exécutives comme en France ou large autonomie des régions en Espagne et au Royaume-Uni —, tout ou partie des politiques culturelles démocratiques a fait l’objet d’une légitimation de l’intervention publique en évolution constante, et selon des phénomènes asynchrones : ainsi l’Angleterre s’est penchée tardivement sur le sort des " industries créatives ", selon un champ de désignation plus large que l’attention française aux industries culturelles, amplement développée depuis les années 1980. De même la notion de " droits culturels " pour tous, concept au cœur de la social-démocratie suédoise, a fait son chemin plus tardivement dans des pays comme l’Allemagne ou la France. En outre, la double définition de la culture – anthropologique et artistique – chère aux pays anglo-saxons et à certains pays nordiques, s’est répandue au Sud de l’Europe sous les espèces de la " démocratie culturelle ". Enfin, la question de savoir si les politiques linguistiques sont l’un des socles de la politique culturelle a reçu une réponse affirmative en Belgique, en Finlande, en Italie, en Autriche et au Royaume-Uni, alors qu’elle a peu fait partie des priorités françaises.
Coexisteraient donc aujourd’hui, dans beaucoup de pays européens, plusieurs définitions de la politique culturelle : le socle historique commun, quoiqu’en crise depuis quelques années, serait celui de démocratisation culturelle – l’accès du plus grand nombre aux œuvres artistiques et au savoir intellectuel et scientifique – qui a connu des applications extensives en France, réduites au patrimoine pendant des années en Italie. L’émergence de " contre-cultures " partout en Europe, mais particulièrement actives en Allemagne et au Royaume-Uni, ont conduit à la reconnaissance d’une " démocratie culturelle ", plus ou moins reliée à des considérations politiques comme en France ou en Italie. L’expression culturelle de toutes les minorités, communautés, en bref de toutes les mobilisations collectives en fonction d’un territoire, d’une orientation sexuelle et d’une autonomie, ont fait depuis les années 1990, l’objet de débats récurrents en Europe, aux Etats-Unis, au Canada, en Australie. Les solutions législatives ou incitatives apportées ont connu des succès inégaux.
Patrimoine versus divertissement
Si les arts vivants, les arts visuels et l’éducation artistique sont inégalement pris en compte par les politiques nationales européennes, deux secteurs ont bénéficié d’une forte mobilisation, durant les vingt dernières années : la valorisation du patrimoine ainsi que le cinéma et l’audiovisuel. Ce sont également les secteurs les mieux soutenus à l’échelle de l’Union européenne. Sans doute ces deux domaines représentent-ils chacun à leur manière, les meilleurs vecteurs d’identité et de projection nationales (Jean-Michel Frodon), dans un contexte de mondialisation. Ils sont également les deux secteurs où se sont créés des emplois en Europe durant les deux dernières décennies - durables pour le premier, plus précaires dans le second cas. Par un mouvement symétrique, ils représentent aussi les deux domaines dans lesquels les Etats membres de l’Union européenne parviennent sans difficulté à se mettre d’accord sur un " fonds commun " permettant une valorisation conjointe à l’échelle des programmes communautaires. Enfin les soutiens national et européen au cinéma et à l’audiovisuel ont été jugés, dès la fin des années 1980, urgents face au déséquilibre des échanges entre les Etats-Unis et la France (toujours 70% de part de marché pour le cinéma américain en Europe, à l’exception de la France). Le plus frappant est sans doute que le patrimoine tout comme les industries culturelles cinématographiques et audiovisuelles ont dessiné des modèles dominants d’approche et de référence. L’optique patrimoniale a en effet gagné le théâtre et l’opéra de répertoire, l’art moderne tout comme la littérature, considérée comme " classique ". L’argument patrimonial est d’ailleurs souvent employé par les institutions culturelles en crise pour se prévaloir d’un soutien public accru. Quant au cinéma et à l’audiovisuel, en tant qu’élément moteur des industries culturelles, ils servent de référence bien au-delà de leur seul domaine d’activité. Par un glissement de sens, l’on voit ainsi souvent le terme " d’industries culturelles " appliqué à des festivals ou des activités touristiques. Ce rapide panorama ne serait pas complet sans évoquer les stratégies culturelles des grandes régions européennes ou des entités fédérées qui ont souvent, elles aussi, mis en avant le patrimoine et les industries culturelles, par un effet de mimétisme à l’égard des politiques culturelles nationales. Il reste à se souvenir du fait qu’en Europe de l’Ouest, les communes sont souvent les principaux bailleurs de fonds de la culture, quel que soit le système politico-institutionnel en vigueur. C’est souvent à leur échelle que l’on trouve des initiatives très intéressantes.
Résumons-nous : les paradigmes dominants des politiques culturelles sont actuellement le patrimoine - gage de sérieux, de consensus et d’unité nationale ou régionale -, et les industries culturelles de divertissement, source d’un autre consensus et de ressources accrues. Quelques notions se trouvent pour le moins en décalage avec cette actualité : l’artisanat fragile des artistes, des producteurs et des distributeurs indépendants y compris dans le cinéma, la musique et l’édition), l’apprentissage long et continu de la maîtrise professionnelle pour les artistes et le caractère imprévisible de la rencontre entre un créateur et son public. Or la plupart des politiques culturelles tendent à fabriquer du consensus, de la visibilité et de la prévisibilité.
Un territoire, une langue, une culture
En réalité, les Etats européens ont forgé plus ou moins tôt leurs outils de politique culturelle dans le cadre national, sur la base d’un " construit identitaire " ou imaginaire (Benedict Anderson, 1983) : un territoire, une langue, une culture. Essentiellement dirigée vers la sauvegarde ou la promotion d’une identité nationale perçue comme homogène, les Etats européens ont tardé à prendre acte de l’émergence d’individus " pluriculturels " (Michel Wieviorka, 2001) et d’imaginaires " diasporiques " ou transnationaux, pourtant présents dans leurs sociétés, depuis la fin de l’ère coloniale (Arjun Appadurai, 1996). Le difficile changement de paradigme qui s’impose aujourd’hui à ces Etats génère d’ailleurs des surenchères ultranationalistes, comme l’ont démontré les événements survenus en Autriche, aux Pays-Bas, au Danemark et en Italie. Dès qu’ils se trouvent en position de peser sur la vie politique des pays, les mouvements xénophobes retournent comme un gant les présupposés des politiques culturelles socio-démocrates, les assimilant à des " dictatures " selon Jorg Haider en Autriche, ou s’affichant comme les meilleurs défenseurs de la culture nationale, " trahie " par des " pseudo-démocrates " vendus à l’Europe et à la mondialisation (Italie, Danemark, Norvège). Ces options se superposent d’ailleurs au gré des circonstances, les tactiques culturelles d’extrême-droite s’appuyant sur un populisme essentiellement opportuniste dont l’Italie offre un exemple accompli. Il reste que le piège d’une dangereuse nostalgie identitaire - nostalgie sans mémoire, dirait Arjun Appadurai - indique clairement tout à la fois l’épuisement du modèle " national homogène " tout comme la nécessité de formuler des propositions audacieuses. Paradoxalement, il faut saluer la rapide prise de conscience des pays d’Europe centrale et orientale comme la Pologne, la Roumanie ou la Bulgarie pour rompre avec le fantasme d’un passé culturel unifié et reconnaître le droit constitutionnel des minorités, même si les sociétés de ces pays relaient encore trop partiellement ces avancées. Il convient d’ailleurs de mentionner à cet égard, le travail accompli par le Conseil de l’Europe en la matière, depuis le début des années 1990. Dans le cas des nouveaux Etats membres, il ne fait aucun doute que la perspective de l’adhésion à l’Union européenne les a incités à définir des priorités, d’une part en intégrant les " acquis communautaires " d’autre part en devenant rapidement des analystes attentifs des politiques culturelles Ouest-européennes. Il en est souvent résulté le primat aux institutions aux dépens des projets nouveaux et d’un secteur indépendant non gouvernemental, pourtant aux avant-postes de la coopération internationale. Quelles missions incombent à l’Union européenne et à ses Etats membres dans le contexte mondial actuel ?
Configurations régionales dans une perspective mondiale
En tant qu’horizon plus que comme réalité largement répandue, la mondialisation des échanges et des coopérations culturelles et artistiques a deux conséquences : tout d’abord, elle légitime l’importance d’entités régionales. L’Union européenne en est un exemple mais l’on pourrait également citer le CARICOM (Communauté et Marché commun des Caraïbes) dont les membres insistent sur la valorisation des œuvres contemporaines et des savoirs traditionnels de la région, et la Communauté de développement de l’Afrique australe (SDAC) qui a établi une véritable charte en matière de soutien aux activités culturelles et artistiques locales, et pour la mise en place de coopérations multiples. Citons également, dans une moindre mesure, le SICA, Système d’Intégration Centre-Américaine. Enfin, dans le cadre de l’ASEM (Asia-Europe Meeting), les pays de l’ASEAN / ANSEA (Association des nations du Sud-est asiatique) se sont joints à ceux de l’Union européenne, ainsi que le Japon et la Chine, au sein d’une Fondation Europe-Asie, basée à Singapour et chargée de " jeter des ponts " entre les sociétés civiles des deux ensembles, sur le plan éducatif, socioculturel et artistique. Deuxièmement, les Etats ne perdent pas leurs prérogatives en matière culturelle, mais celles-ci se déplacent, comme le notait dès 1994 Zaki Laïdi. Ces déplacements ont été sensibles dans le cadre de l’Union européenne, depuis la signature du Traité de Rome. Dans un premier temps farouchement défenseurs de leur souveraineté - au point qu’aucune disposition n’était prévue dans le Traité, à l’égard de subventions éducatives ou culturelles européennes -, les Etats membres ont quitté cette position attentiste dans les années 1980, avec la mise en place d’un premier programme de soutien aux industries cinématographiques et audiovisuelles, MEDIA, aujourd’hui MEDIA +, d’ailleurs principalement adossé à l’article 157 (" Industrie ") du Traité instituant la Communauté européenne (TCE). Parallèlement, ces années ont été marquées par de nombreuses résolutions qui n’ont pas de caractère contraignant mais permettent de mesurer les attentes et les priorités des Etats membres, du Parlement européen et de la Commission. C’est en 1992 qu’avec le Traité de Maastricht, sont apparus des articles " Education ", " Formation professionnelle " et " Culture " (128, devenu 151). D’une formulation très courte, le dernier vise la contribution de l’Union européenne à l’épanouissement des cultures nationales et régionales de ses Etats membres et prévoit quelques actions dans le domaine culturel et audiovisuel, dont le programme-cadre CULTURE 2000 qui fait suite à trois programmes antérieurs.
La culture vaut mieux qu’une exception
Il reste que conformément à la dynamique d’une Union européenne dont les ambitions politiques restent en jachère et dont le projet économique apparaît comme l’axe le plus tangible, la culture figure au rang des exceptions : aucun cadre stable n’a été prévu pour les aides nationales à la culture. Ainsi la Commission examine régulièrement les aides d’Etat à l’audiovisuel et refuse de prendre en compte la dimension culturelle de la télévision de service public. Finalement, selon la jurisprudence Saachi de 1974, toute activité culturelle (production, distribution) est assimilée à un service, ce qui la place en première ligne dans le cadre des négociations du GATT, puis de l’OMC. L’Union européenne étant le premier exportateur mondial de services, nul doute que les pressions libre-échangistes liées aux discussions pour s’assurer l’ouverture des autres marchés, ont parfois conduit la Commission européenne à ménager ses concurrents et partenaires – en particulier les Etats-Unis. C’est ainsi qu’après des années " d’exclusion ", le cinéma et l’audiovisuel sont rentrés en 1986 dans le cadre du GATT, générant des disputes qui ont conduit à l’adoption en 1993, par les Etats membres, d’un mandat très précis de la Commission européenne dans les négociations commerciales multilatérales (article 133 TCE, " Politique commerciale "), visant à laisser le cinéma et l’audiovisuel hors des engagements de " libéralisation " des pays de l’Union. Ce que certains appellent l’exception culturelle. Cet engagement a été renouvelé lors des négociations ultérieures de l’OMC. Le futur Traité constitutionnel cite " la diversité culturelle et linguistique " au nombre des objectifs de l’Union européenne et l’article 133 est désormais régi par la majorité qualifiée, sauf lorsque la diversité culturelle ou audiovisuelle est menacée. L’article 151 devrait également dépendre d’un vote à la majorité qualifiée et non plus à l’unanimité. Il reste que la culture figure au nombre des " domaines d’action d’appui, de coordination ou de complément ", au même titre que l’industrie, la protection et l’amélioration de la santé humaine, l’éducation, la formation professionnelle, la jeunesse et le sport ainsi que la protection civile.
L’intérêt d’une stratégie de partenariats
Faut-il pour autant souhaiter avec le Parlement européen, une " politique culturelle " de l’Union européenne dans les conditions actuelles ? Dans la mesure où, comme le montre la lecture de l’article 151, l’Union pas plus que ses Etats membres ne s’est départie d’un paradigme traditionnel, qui tend à assimiler culture et identité, la question vaut d’être posée. Par ailleurs, la chance et la vitalité de l’Europe, ce sont tous ses échelons d’intervention – national, régional, local, mécénat des entreprises, associations, organisations non gouvernementales – qui déclinent, certes en ordre dispersé, diverses initiatives susceptibles de faire évoluer les priorités et le mode d’organisation des politiques culturelles. La stratégie de partenariat est d’ailleurs pratiquée d’une façon intéressante aux Pays-Bas, par exemple. Ainsi de nombreuses voix s’élèvent pour que d’une part, la coopération culturelle européenne des Etats soit plus volontariste, tout comme celles des collectivités territoriales. Et aussi pour que l’expérience transnationale de près de cent réseaux et associations culturels européens soit mieux prise en compte par les instances communautaires. Comme l’a indiqué le député européen Giorgio Ruffolo en 2001, le premier rôle de l’Union serait sans doute de mettre en place un Observatoire européen de la coopération culturelle européenne, apte à repérer les dysfonctionnements et les meilleurs exemples, de façon à agir en toute connaissance de cause. Il semble que la Fondation européenne de la Culture basée à Amsterdam ait repris le flambeau de cette initiative, visant la création d’un Laboratoire de la Coopération culturelle européenne, avec de nombreux partenaires.
Les chantiers de l’Union européenne
Par ailleurs, la Commission européenne doit utiliser sa force de proposition dans divers domaines : la réduction des obstacles juridiques, fiscaux et sociaux à la circulation des artistes et des professionnels de la culture en Europe et au-delà, souvent déjà les plus mobiles. De même, elle doit mieux inciter les Etats membres à se pencher sur la situation juridique, fiscale et sociale des artistes et des travailleurs culturels, clé de l’avenir du continent en matière artistique et culturelle, dans une période de mutations radicales – à l’Est mais aussi à l’Ouest – et alors que les équilibres trouvés dans les années 1970 se trouvent rompus, provoquant une crise généralisée des groupes indépendants comme des institutions culturelles d’importance nationale. Les vicissitudes des théâtres nationaux allemands, la crise de musées italiens ou celle des grands orchestres britanniques en sont des exemples parmi d’autres. Enfin, le Traité actuel doit être amélioré dans deux directions : une évaluation de la concurrence entre groupes européens multimédias, prenant en compte des paramètres spécifiques à la culture, alors que l’actuelle concentration mine à long terme l’existence de toute diversité et transforme les droits d’auteur et droits voisins en " rente de situation " au profit de groupes monopolistiques ; la sanctuarisation des aides – directes ou indirectes — d’Etat à la culture et au service public audiovisuel, affirmant une fois pour toutes, leur " compatibilité " avec le Traité. Les directives consacrées à la culture sont peu nombreuses. Elles ont le mérite d’exister, même si elles laissent la plupart du temps, une marge de manoeuvre très importante aux Etats. Elles sont malheureusement souvent négociées sans suffisamment prendre en compte les attentes et les priorités des divers professionnels impliqués : c’est le cas de la directive sur le droit d’auteur, fixant à soixante-dix ans la durée de protection des auteurs mais laissant à cinquante, celle de la durée de protection des interprètes, au grand dam des intéressés. De même, la directive "Droit de suite" pour les artistes visuels qui a donné lieu à de vifs débats entre Etats membres - le Royaume-Uni s’y opposant farouchement - est considérée comme très pénalisante pour les galeristes dans sa forme actuelle. En tout état de cause, la directive "Droits d’auteur et droits voisins dans la société de l’information" reflète une philosophie européenne, proclamant la neutralité du support technologique et la claire séparation entre contenant et contenu. Ainsi, le chantier reste immense si l’on veut construire à l’échelle européenne un cadre juridique propre à soutenir la diversité culturelle.
Pour une politique culturelle extérieure de l’Union européenne
Face à d’autres ensembles, l’Union européenne se trouve désormais investie d’une tâche essentielle – parce qu’elle est riche et bénéficie d’une longue expérience en matière d’échecs et de succès au regard de la diversité. Une Europe désormais en partie réunifiée, forte de ses 450 millions d’habitants, dotée d’un haut niveau d’éducation et de savoir, dispose a priori de toutes les cartes pour opérer des mutations salutaires et valoriser les artistes et intellectuels des autres continents - en publiant et en traduisant leurs recherches, en les invitant, en incitant ses propres ressortissants à travailler dans d’autres environnements. Ainsi, un " partenaire très spécial " de l’Union comme le Brésil se trouve-t-il aux prises avec une vision dévalorisée de toute politique éducative et culturelle, historiquement perçue comme un instrument de colonisation, dans une société où la célébration de l’éphémère l’emporte sur le désir de stratégies à long terme. La coopération ACP, le dialogue euroméditerranéen - même s’il marque actuellement le pas -, les relations avec l’Inde, avec le Canada, avec l’Asie du Sud-est, avec l’Amérique latine, bénéficient déjà d’une expérience intéressante dans les domaines de l’éducation, de la culture et de la coopération décentralisée. Par ailleurs, beaucoup d’associations, de réseaux culturels, de fondations se sont engagés dans une coopération au-delà des frontières de l’Europe. Ces actions constituent autant d’esquisses de ce que pourrait être demain une politique culturelle extérieure de l’Union européenne.
Les Etats européens face à la diversité mondiale
Quant aux Etats membres de l’Union européenne, ils se trouvent face à de redoutables défis : conjuguer leur héritage avec des dispositifs ouverts aux flux culturels et à leur circulation, devenir des balises pour des activités transnationales et diasporiques qui s’attardent un temps ou pour toujours sur leurs territoires ; assumer le caractère pluriculturel de leurs nations, tout en renforçant ce qui fait le meilleur des politiques culturelles européennes là où elles existent : une éducation artistique de bon niveau pour tous, tant formelle qu’informelle, une formation initiale et continue pour les artistes et professionnels de la culture, visant à leur rendre accessibles toutes les opportunités d’apprentissage et de " compagnonnage " à l‘échelle internationale, une réflexion approfondie sur les dispositifs propres à assurer la stabilité et le rayonnement des professions artistiques, une porosité à l’égard des courants artistiques des autres continents, une remise à plat du système des droits d’auteur et droits voisins, un système d’incitation plus décisif en faveur des investissements privés. En bref, ils doivent raisonner en termes de valeurs plus que d’identité et assumer que toute politique culturelle est aujourd’hui " interculturelle ". Hors des " identités à grande échelle " (Arjun Appadurai) formatées par des médias monopolistiques, il paraît urgent de déconstruire les termes même des relations culturelles internationales et de soutenir partout et en tous lieux, l’émergence de paroles " autres ", échappant au carcan de déterminismes culturels qui s’accommodent très bien de la globalisation. Les Européens doivent apprendre à se regarder avec les yeux des autres, en contribuant à faire vivre la culture vivante des " liens ", chère à Peter Brook. Contrairement à ce que les Etats eux-mêmes tendent à croire, leur rôle n’est ni caduc ni subsidiaire dans ce domaine. Tant la coopération bilatérale que la coopération multilatérale entre Etats européens et Etats du monde, peut générer des alliances fortes et inédites, comme en témoigne le Réseau international pour la Politique culturelle (RIPC) qui réunit des pays aussi différents que l’Afrique du Sud, le Burkina Faso, le Canada, la Colombie, la Suède pour ne citer que ces exemples. La Convention en préparation au sein de l’UNESCO, doit conduire à doter la diversité culturelle tant d’un contenu que d’un référent juridique clair. En outre, les Etats européens doivent se départir d’habitudes diplomatiques pour déléguer à des individus, des associations, des réseaux culturels, la possibilité d’agir de façon indépendante sous leur bannière. C’est la clé de l’efficacité de la Fondation suisse Pro Helvetia ou de l’Institut suédois, pour ne citer que ces deux exemples. Enfin, ils doivent privilégier la création de fonds de mobilité, de communautés d’apprentissage et de travail plutôt que les événements aussi prestigieux qu’inutiles. Ces remarques valent tout autant pour les collectivités locales. La notion même de diversité culturelle doit s’entendre comme la base d’un partage sans cesse accru des talents, des œuvres et des connaissances des divers continents. Elle n’est que le socle de processus identitaires en mouvement. " La proximité-monde caractérise nos sociétés dans lesquelles on assiste à une multiplication et accélération des confrontations et des rencontres ", déclarait la commissaire d’exposition Catherine David à Mouvement en 2003. " Dans ce contexte, la redistribution des savoirs me semble constituer un enjeu fondamental. "
Ainsi, si certains spécialistes postulent l’émergence d’une identité communautaire, il reste à souligner que les œuvres et les connaissances sont vouées à s’échapper sans cesse de leur lieu d’origine. Dans cette perspective, les frontières politiques de l’Europe ne coïncident pas et n’ont jamais coïncidé avec ses frontières artistiques et sa capacité tant d’emprunt à toutes les cultures que d’influence sur celles-ci, ne date pas d’hier. Cette Europe culturelle qui " n’a jamais tenu en place ", selon l’expression de Massimo Cacciari, doit se déployer dans le dialogue avec le monde, à l’extérieur de ses frontières et en son sein. Assumant son altérité, l’Europe se trouvera en phase avec les imaginaires transnationaux de la planète et pourra leur soumettre les fondamentaux d’une expérience qui doit autant à la mobilisation des artistes et des professionnels qui les accompagnent, qu’aux responsables politiques et administratifs. Il reste enfin beaucoup à faire pour que les Etats européens se départissent d’une diplomatie doublée d’une arrière-pensée d’influence pour se mettre à l’écoute des professionnels et artistes des autres mondes. Les frottements artistiques et intellectuels mondiaux — notamment via Internet — se déroulent désormais dans toutes les directions. Pour jouer un rôle ambitieux dans cet ensemble, les Européens doivent admettre leur décentrement qui sera aussi à terme, celui des Etats-Unis. La coopération éducative et universitaire et la promotion réciproque des langues représentent dans cette perspective, des atouts décisifs. Comme le suggérait le dramaturge chilien Ramon Griffero dans Cassandre en 2002, il existe " un choc postcolonial, entre ceux qui pensent encore qu’ils sont le centre et l’origine de la culture, et ceux qui sont considérés comme la périphérie, mais savent qu’ils sont autonomes depuis longtemps "
Eléments de bibliographie :
Cultural Policies in Europe, A compendium of basic facts end trends, ERICarts, Conseil de l'Europe, Strasbourg, 1999
Jean-Pierre Wargnier, La mondialisation de la culture, La Découverte, Paris, 1999
Arjun Appadurai, Après le colonialisme, Les conséquences culturelles de la globalisation, Payot, Paris, 2001 pour la traduction française
Tony Bennett, Differing diversities, Cultural policy and cultural diversity, Editions du Conseil de l’Europe, Strasbourg, 2001
Zaki Laïdi, Un monde privé de sens, Arthème Fayard, Paris, 1994 ; réédité en 2001 par Hachette
Redefining Cultural Identities, Institute for International Relations, Culturelink, Zagreb, 2001
Benedict Anderson, L’imaginaire national, La Découverte, Paris, 2002 pour la traduction française
Jacques Ténier, Intégrations régionales et mondialisation, Complémentarité ou contradiction, La Documentation française, Paris, 2003
Joost Smiers, Arts under pressure, Promoting cultural diversity in the age of globalization, Zedbooks, Londres, New York, 2003
(Le présent article a également donné lieu à une synthèse, que vous trouverez dans le Dictionnaire critique à l'entrée suivante : Politiques culturelles européennes)